ƒƒƒ critique Denis Sanglard
Voilà une immense actrice, de celle des monstres sacrés, qui vous avoue avec franchise, avec humilité même, ne rien connaître au théâtre et qui sur le plateau se révèle être absolument bouleversante, dessinant un personnage à rebours de l’image attendue, bousculant même nos certitudes imbéciles. Béatrice Dalle ne joue pas son rôle, elle le vit, avec un instinct incroyable qui lui fait trouver d’emblée la note juste et réinventer un personnage dont on croyait naïvement connaître toutes les facettes. David Bobée ne s’y est pas trompé qui lui a confié le rôle. Ces deux-là forment un couple amoureusement liés autour de ce projet, Lucrèce Borgia. C’est une rencontre rare, attentionnée, amoureuse. Oui, osons le mot. David Bobée a trouvé en Béatrice Dalle une muse, de celle qui vous transporte et vous donne tout sans réserve. Au-delà des espérances attendues. Cette création généreuse vous frappe par son intelligence et sa cohésion et vous coupe le souffle.
Cette Lucrèce-là est une femme déchirée, à bout de tout, au bout d’elle-même. Loin d’être le monstre attendu c’est une femme fatiguée de vivre, comme lui hurle Gennaro lors de leurs derniers instants, une confrontation à la violence désespérée. Fatiguée de vivre, fatiguée d’elle-même, de cette image trouble que renvoie incessamment le reflet du miroir d’eau dans lequel elle agonisera, loque lourde et empesée dans sa robe gorgée d’eau, sans plus aucune force ni volonté, transie de froid, transie d’effroi devant l’aveu impossible, acceptant la mort. Cette dernière image où Béatrice Dalle amène son personnage aux confins de ce qu’il est possible de faire est tout à la fois terrifiante et sublime de théâtralité exacerbée. Béatrice Dalle ne fait pas de Lucrèce un monstre. C’est le regard porté sur elle qui est monstrueux. Le monstre, c’est nous. Nous qui le fabriquons. Lucrèce Borgia nous renvoie à nous-mêmes et à notre jugement. Béatrice Dalle, c’est avant tout une présence. Ce n’est pas tant ce qu’elle offre sur le plateau qui est fascinant mais ce qui sous-tend cette présence et nourrit son personnage. Oui, elle est Lucrèce Borgia, jusque dans ses failles et dans cette hésitation qui la voit encore – c’était une avant-première – sur la réserve. Pas de forfanterie dans cette assertion. Elle ne triche pas et se donne en confiance avec ses pleins et ses déliés, sa force et ses fragilités. C’est une Lucrèce fragile, sensible et libre, dépouillée de tout affect. Mais capable de hurler encore, à découvert, louve blessée et vengeresse. C’est une Lucrèce Borgia inattendue qui vous renverse tout net parce qu’elle n’est pas dans l’image du monstre mais dans sa fin et son rachat.
© Francis REY
David Bobée signe une mise en scène formidable de dynamisme et d’inventivité, de générosité, une mise en scène moderne et très physique, très rock et multiculturelle. Une mise en scène d’une grande cohérence, tout à la fois épurée, âpre, râpeuse et sensuelle, visuellement superbe. On connaît son goût de la théâtralité, du théâtre populaire, son habileté à mélanger les disciplines scéniques. Les comédiens sont circassiens et danseurs, acrobates, blancs, métis, noirs. C’est toute l’originalité et la force de cette création. Sa beauté métissée furieusement moderne. Devant la façade renaissance du château de Grignan, un vaste plan d’eau et quelques pontons de bois. Venise bien sûr, au début du moins. Mais cette eau, ce miroir dans lequel se reflètent les personnages, doubles inversés et troublés, devient un élément dramaturgique qui détermine la mise en scène et dans un final éblouissant, telle le styx, achève d’engloutir les personnages. Cette eau noire deviendra pourpre, lac de sang, à l’instant du dernier meurtre, de l’agonie de Lucrèce Borgia. Elle empèse les costumes, entrave les personnages, éclabousse de sang ou de larme, on ne sait, leur âme damnée. Projetée, elle devient gifle qui claque, affront. On s’y bat, on s’y noie, on y meurt. C’est un lac de larmes et de sang. Élément onirique et psychanalytique, c’est un décor ouvert à toute interprétation qui donne une impression de flottement, d’apesanteur, où rien jamais ne peut être stable, où ce qui est reflété et tremblant peut disparaître, s’effacer, être englouti. Pari osé et réussi parce que ce décor mouvant est incroyablement vivant, organique, et génère des images qui prennent et donnent un sens nouveau à ce drame romantique.
Et ce romantisme-là, David Bobée l’exacerbe à fond. La touche de modernité, ce côté rock et blues, ne donne que plus d’acuité aux sentiments éprouvés, à la violence intrinsèque du drame. Les compagnons de Gennaro, comédiens sculpturaux, il faut le dire, sont au diapason de cette mise en scène très physique. Ils ne forment qu’un seul corps. Une bande, une troupe unie. Une meute. Ils sont fluides, formidablement mobiles et rapides dans ce décor qu’ils épousent et dont ils se jouent avec maestria. Et c’est vrai qu’ils sont troublants, à l’image de Gennaro (Pierre Cartonnet) ce qui jette sur la relation entre Lucrèce et lui une ambiguïté que David Bobée n’élude pas et affirme en deux scènes. Il suffit d’un manteau alourdi d’eau, celui de Lucrèce, pour creuser un lit d’enfant, épouser le corps d’un amant et devenir le suaire qui recouvrira le fils. Ce sont des images comme celles-ci qui font la force de cette création. Pierre Cartonnet est un Gennaro d’une puissance phénoménale. Tout d’un bloc, au commencement, le doute qui l’assaille le voit s’effondrer et glisser lentement vers une folie qui lentement l’engloutit. Loin de l’archétype du jeune premier solaire, c’est un personnage sombre, tout en nuance et contradiction. Pierre Cartonnet est tout entier, absolu, dans son personnage. Tous les comédiens ont ici cette appétence, cette disponibilité entière dans leur rôle. C’est aussi une des réussites de ce spectacle. Le bal chez La Négroni et sa fin tragique, étirée comme un polar, devient une fresque élisabéthaine ou les comédiens travestis dansent sur Agnès Obel une sarabande bientôt mortuaire. Catherine Dewitt, vénéneuse, est La Négroni. David Bobée et elle ont cette intuition géniale d’ajouter au texte de Victor Hugo un extrait des Travailleurs de la mer: La Pieuvre qui ouvre le dernier tableau. Ce texte est une des clefs pour comprendre Lucrèce Borgia, la cerner au plus près. Cela donne un éclairage violent sur un personnage qui n’est plus que l’ombre de lui-même. L’intelligence intuitive de Béatrice Dalle est justement d’avoir su jouer Lucrèce Borgia dans la prémonition de sa fin annoncée. De l’avoir interprétée non dans ce qu’elle est, ou perçue comme telle, un monstre, mais dans ce qu’elle aurait rêvé d’être, ce qu’elle aurait été sans doute – « je n’étais pas faite pour faire le mal. » –, ce qu’elle est sûrement au fond d’elle-même et que la maternité révèle. Mais ce rêve s’avère être un cauchemar poisseux.
Lucrèce Borgia
Texte : Victor Hugo
Mise en scène et scénographie : David Bobée
Assistanat à la mise en scène et dramaturgie : Catherine Dewitt
Composition musicale/chant: Butch Mckoy
Régie générale : Thomas Turpin
Création Lumière: Stéphane Babi Aubert
Création musique: Jean-Noël Françoise
Création vidéo (en tournée): José Gherrak
Conception et construction des décors: Salem Ben Belkacem
Avec: Béatrice Dalle, Pierre Cartonnet, Alain d’Haeyer, RadouanLeflahi, Marc Agbedjidji, Mickaël Houllebrecque, Juan Rueda, Pierre Bolo, JéromeBidaux, Marius Moguiba, Catherine Dewittdu 15 au 18 octobre 2014 à 20h30
Maison des Arts de Créteil
Place Salvador Allende
94000 Créteil
réservation 01 45 13 19 19
www.mac@maccreteil.com
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