ƒƒ critique de Denis Sanglard
Tel un acteur de Kabuki ou de nô, l’apparition de Guillaume Galienne, d’emblée, nous place délibérément dans la théâtralité. Torse nu, vêtu d’un jupon, l’acteur paraît. « L’acteur entre. » disait Antoine Vitez. C’est la même affirmation. Descendant une frêle passerelle, comme l’acteur japonais descendant « le chemin des fleurs », le hanamachi, et se vêtant au fur et à mesure, il prend possession de son rôle. Il n’est donc pas dans l’incarnation mais dans le signe. Quelque chose nous est donné à lire non à voir. La mise en scène met ainsi à distance cette interprétation, accuse la théâtralité. Et le travesti devient métaphore. Surtout évitant tout effet, Guillaume Galienne est d’une grande sobriété. Son jeu est dépouillé, stylisé. Dans l’esquisse d’une féminité possible. Il y a, comme Roland Barthes le soulignait dans l’Empire des signes, « translation non transgression ». Cette distance permet de déplacer la monstruosité de Lucrèce Borgia. Le travesti est la marque d‘une contradiction subversive, le sceau profond du personnage. « Je n’étais pas née pour faire le mal » est à prendre au premier degré, c’est toute la souffrance de Lucrèce Borgia. Si Denis Podalydès affirme avoir vu le féminin en Guillaume Galienne, à mon sens il faut inverser la proposition. C’est l’homme, le monstre, en Lucrèce Borgia qu’il révèle. Une certaine virilité. Femme dans un monde d’hommes, exclusivement masculin et terrifiant, elle se doit de combattre avec les mêmes armes. Une question de survie. Gennaro est son rachat mais surtout l’affirmation et la réappropriation de son identité première. Elle meurt en avouant sa maternité, elle meurt en femme, de la main même de celui qu’elle protège, son fils incestueux. Cette contradiction que porte Lucrèce Borgia est également portée par son fils, Gennaro. Le courage et la beauté fruit d’un inceste. Qu’il soit donc joué par une femme est tout aussi logique. Nous sommes dans la convention, nous sommes au théâtre. Il manque sans doute à Guillaume Galienne – dont la prestation est impeccable, trop nette sans doute – une certaine démesure malgré cette prise de rôle audacieuse. La proposition originale de Denis Podalydès porte en elle ses propres limites et semble brider le jeu de Guillaume Galienne, d’atteindre un certain paroxysme, la démesure et l’outrance de son personnage, d’un personnage hugolien.
La mise en scène est superbe, somptueuse même. Denis Podalydès affirme son goût de la théâtralité. Entre modernité et référence au passé, au dix-neuvième siècle. Toile peinte, adresse au public, jeu en avant scène, emphase assumée. Mais une utilisation du plateau et de sa profondeur presque cinématographique. Il y a comme des champs et des contrechamps, une utilisation de l’espace d’une grande fluidité. Pas de temps mort. On court à la catastrophe sans perdre haleine. L’atmosphère crépusculaire a la même noirceur que les encres de Victor Hugo. Les personnages surgissent et disparaissent comme happés par l’obscurité. Tout y est sombre et mat. Les images font sens et leur beauté n’occulte en rien le propos, ni les propositions, la lecture proposée. Le grotesque le dispute au sublime. Mais la mise en scène se joue du ridicule. Accentuant la théâtralité, elle assume le ridicule possible et le désamorce. Denis Podalydès a joué de toutes les ressources théâtrales, que la scénographie d’Eric Ruf et les costumes de Christian Lacroix accentuent davantage, et concourent à cette atmosphère de luxe vénéneux, étouffant. Toute cette démesure ne fait qu’accentuer la monstruosité des enjeux et des personnages. La violence du drame derrière cette apparente opulence. Mais Denis Podalydès sait aussi resserrer le cadre. Pour exemple, la scène entre Don Ferrare et Lucrèce Borgia en avant scène projette les acteurs dans la salle et nous sommes au plus près du drame qui se noue, reléguant en arrière plan la scénographie qui cependant demeure prégnante.
Mais surtout il bénéficie d’une distribution hors pair. Tous sont au diapason, dirigés au cordeau. Eric Ruf est un duc de Ferrare d’un machiavélisme onctueux et terrifiant sous son côté patelin. Christian Hecq une âme damnée à frémir, sans doute de toute la distribution celui qui porte Victor Hugo à son meilleur. Personnage grotesque et sublime tout à la fois, il apporte une note d‘humour terrifiante, glaçante. Le méchant qu’on aime à détester. Et Suliane Brahim, Gennaro, a la fraîcheur, l’allant et la virginité du héros. Elle restaure avec bonheur l’emploi du travesti. Mais elle a une grâce, une énergie qui offre à son personnage une ambiguïté troublante et poignante. Gennaro a quelque chose de plus, une fragilité qui signe son destin, la marque de ses origines monstrueuses que souligne le travestissement. Suliane Brahim, comme Guillaume Galienne, ne joue pas le jeu attendu. C’est une femme qui s’empare d’un rôle, d’une convention, dont elle se joue, qu’elle tord, pour donner à ce personnage une dimension tragique. Il faudrait citer l’ensemble de la troupe qui donne à l’ensemble sa cohésion, apporte à cette création un souffle, une ampleur théâtrale offrant un moment rare. J’avoue quelques réticences. C’est parfait – c‘est vrai -, la Comédie Française est ici à son meilleur – enfin – mais peut être aurions-nous aimé un peu plus d’audace. Il manque quelque chose de râpeux pour sans doute rendre à ce drame toute la violence intrinsèque de Victor Hugo. Denis Podalydès a le sens du théâtre, d’une certaine démesure ici, mais ce théâtre-là est policé. Rien qui gratte, rien qui ne vous choque. À l’image de Guillaume Galienne, c’est parfait mais on sent quelque chose de bridé, de retenu. On aurait aimé un hommage au théâtre et à ses maîtres sans doute plus iconoclaste. Mais là je sors de ma chronique et n’exprime que mon goût personnel. Mon voisin, lui, était vraiment au théâtre, comme un gamin à Guignol et rien que ça c’est déjà gagné…
Lucrèce Borgia
Drame en trois actes de Victor Hugo
Mise en scène de Denis Podalydes
Avec Eric Ruf, Eric Génovèse, Guillaume Galienne, Christian Hecq, Gilles david, Stéphane Varupenne, Suliane Brahim, Georgia Scalliet, Elliot Jenicot, Benjamin Lavernhe, Sébastien Pouderoux et les élèves-comédiens de la Comédie-Française Heidi-Eva Clavier, Lola Felouzis, Pauline Tricot, Paul MacAleer.
Scénographie Eric Ruf
Costumes Christian Lacroix
Lumières Stéphane Daniel
Création sonore Bernard Vallery
Maquillage et effets spéciaux Dominique Colladent
Masques Louis Arene
Travail Chorégraphique Kaori Ito
Assistante à la mise en scène Alison Hornus
Assistante à la scénographie Dominique Schmitt
Assistantes aux maquillages Laurence Aué et Muriel BaurensComédie-Française
Salle Richelieu
Place Colette
75001 ParisDu 24 mai au 24 juillet
Soirée 20h30, matinée 14hRenseignements et réservations 0825 10 1680
www.comedie-francaise.fr
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