ƒ critique de Anna Grahm
« Ils étaient l’un pour l’autre tout l’univers » Friedrich Von Schiegel 1799
Un couple sur sa terrasse ensoleillée. Une vision de paix. Une image épurée. Uniforme. Lissée. Un temps arrêté. Sur la dalle ciselée, Sélysette et Méléandre, tout de blanc vêtus, s’aiment d’amour tendre, quand une lettre vient troubler leur assoupissement. Depuis bientôt quatre ans, Sélysette et Méléandre filent un amour parfait. Mais quand Méléandre annonce que quelqu’un peut amener cet amour à se perfectionner encore, le fil entre eux se tend. Car Sélysette qui a déjà donné tout son amour, s’inquiète secrètement de ses faiblesses. C’est une femme dévouée, exigeante et exaltée. Et si elle ne s’aime pas et se trouve laide, elle porte aux nues celui qui la rend heureuse et a peur de le décevoir.
Que quelqu’un d’autre puisse détourner l’attention de Méléandre met la tension à son comble. Qu’elle se sente incapable d’adhérer à cette autre idée de l’amour, qui lui commande de chasser sa jalousie, pour aimer davantage, la met dans tous ses états. Dès que la sulfureuse Aglavaine paraît, l’illusion de la permanence disparaît. La passion devient manques, sacrifices, questionnements et puisque désormais son bonheur n’est plus entièrement à elle, et puisque désormais il lui faudra le partager, elle se désespère. Dans ce triangle amoureux qui se forme, chacun cherche son point d’ancrage, les uns se demandent s’ils peuvent s’aimer comme frère et sœur, les autres cherchent à s’affranchir des liens fusionnels et exclusifs qui les ligotent.
« Ce qui nous sépare c’est notre étonnement » et cette fraternité en effet s’étonne du désir naissant, et la fraternité s’ébahit de voir qu’ « il est impossible de dire où l’un de nous commence et où l’autre finit ». Tout ce qu’il y a de grave voudrait s’échapper, s’envoler vers la légèreté. Mais pour ceux qui aiment trop, les mots manquent. Mais pour celle qui aime trop c’est le sentiment d’abandon et le repli. Sélysette voudrait s’effacer pour prouver qu’elle aime. Sélysette voudrait qu’on l’aime même si elle n’est rien. Sélysette ne veut pas qu’on l’aime « parce que je suis d’accord avec lui ». Sélysette veut et ne veut pas leur ressembler. Sélysette veut être unique. Elle s’évertue à se dépasser, elle veut croire qu’elle peut s’accommoder de l’utopie qu’on lui impose. Mais, de baisers pour la nuit en étreintes répétées, l’imagination s’emballe et le désarroi la brise.
« Les larmes ont raison » dit la grand-mère à Sélysette qui tente de cacher sa peine dans son mouchoir. Certes « il aurait mieux valu toute sa vie avoir tort » plutôt que d’avoir autant de chagrin. Certes, elle avait cru pouvoir accepter l’altérité. Elle s’était même mise à aimer sincèrement la nouvelle venue. Mais tous ceux qu’on force à changer deviennent nos ennemis. Mais de se forcer ainsi, de se mentir « pour ne pas faire de mal à ceux qu’on aime », va la rendre monstrueuse. Enflammée par Aglavaine, Sélysette va se radicaliser, se fanatiser.
La mise en scène de Célie Pauthe nous propose une relation à trois, raffinée, peaufinée, une relation qui, dans son expression même, couronne chaque geste, ne rabote aucune consonne, ni ne châtie aucune voyelle. C’est une langue léchée à l’extrême, presque désincarnée qui nous asticote et nous déroute, c’est une diction hypnotique qui conduit de bout en bout cette haute idée de l’amour, que portent les grands sentimentaux.
Et nous constatons l’isolement dans lequel nous plongent ces tableaux empruntés à Edward Hopper et nous nous heurtons à ces silhouettes comme des statues qui ne trahissent aucune émotion. Nous entendons que « la vérité ne peut s’asseoir qu’entre deux êtres qui sont seuls », et nous n’en finissons pas de retraverser chacun pour soi, ces arrière-plans que leurs immobilités nous renvoient. Et nous n’en finirons pas, en sortant, de nous redemander si nous sommes capables de nous réinventer, ce qu’on nomme perversion et de repeser le poids du pardon. Fascination, rejet, ambivalence. Nous sommes surpris de ces géométries dans lesquelles nous sommes toujours enfermés. Epatés par la modernité de Maeterlinck qui, rappelons-le, écrivait en 1896 « l’heure n’est pas encore venue pour les êtres humains de vivre ainsi ».
Aglavaine et Sélysette de Maurice Maeterlinck
Mise scène Célie Pauthe
Avec Bénédicte Cerutti, Judith Morisseau, Karen Rencurel, Manuel Vallade
Et en alternance Joséphine Callies et Lune Vidal
Collaboration artistique Denis Loubaton
Scénographie et costumes Marie La Rocca
Assistant à la scénographie Jean-Baptiste Bellon
Lumières François FauvelAu théâtre de la Colline
15 rue de Malte-Brun Paris 20èmeDu 7 mai au 6 juin 2014
Au grand théâtre
Du mercredi au samedi à 20h30
Le mardi à 19h 30 et le dimanche à 15h30
Réservation au 01 44 62 52 52
www.colline.fr
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