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corde. raide de debbie tucker green, mise en scène de Cédric Gourmelon au Théâtre de la Tempête, Paris

Avr 21, 2024 | Commentaires fermés sur corde. raide de debbie tucker green, mise en scène de Cédric Gourmelon au Théâtre de la Tempête, Paris

 

© Simon Gosselin

ƒƒƒ article de Sylvie Boursier

Avez-vous déjà eu recours à un service client ? Certainement, on ne peut plus échapper aux conseillers en ligne dont on vous demande de noter la prestation de 0 à 5. Tous suivent des protocoles bien rodés, accueil du client, expression de sa demande, diagnostic, reformulation …et renvoi à un conseiller de niveau 2 pour toute question particulière.

Imaginez ce même service en présentiel face à une femme noire confrontée à une décision radicale. Quatre chaises, un distributeur d’eau avec des gobelets en plastique, une table, deux agents administratifs et cette femme dont on ne sait pas au début si elle est accusée ou victime, dans un open-space aseptisé, qui semble engloutir son corps tremblant. La tension est électrique avec un jeu de lumières blafardes ou stroboscopiques qui éclairent les trois personnages, les deux agents embarrassés face au mutisme de leur cliente, et l’inconnue prostrée, le dos raide au bord de sa chaise serrant son sac et claquant des dents.

Bienvenue chez Orwell dans un futur dystopique où le droit commercial aurait supplanté le code pénal, avec des sociétés privées chargées d’accompagner les prévenus et les victimes. On comprend au bout de quarante-cinq minutes que cette femme est là pour choisir le châtiment qu’elle va infliger à l’agresseur de sa famille, injection léthale, chambre à gaz, décapitation ou pendaison. La sollicitude va jusqu’à demander à une victime dévastée de choisir le mode opératoire d’exécution de son bourreau, bref la pousser à assumer la loi du talion, en lui laissant le choix des armes. Chaque option est détaillée dans son rapport cout/bénéfice mais on sent bien que les préposés penchent pour l’injection, plus propre, plus rapide et plus efficace. On ne veut pas la brusquer et on lui donne les moyens de réfléchir grâce à un accompagnement « personnalisé » dument codifié que les deux agents tentent d’appliquer. Sauf que cette fois ci ils tombent de haut, la victime se reprend et met en échec leur obséquiosité dénuée d’émotions « prenez une chaise, …N’importe laquelle, il n’y a pas de plan de – non…. Rien de particulier dans la façon dont les chaises sont disposées – pas de noms dessus ni rien, c’est juste des chaises…. N’importe laquelle ». Ils marchent sur des œufs, louvoient et tournent autour pot face à une victime qui leur oppose une résistance passive en ne répondant pas à leurs questions. Progressivement elle va même les confronter à leur absence d’humanité. debbie tucker green démonte les  signes de condescendance, la sémiologie des rapports de domination sous couvert d’extrême politesse.

Rarement une mise en scène n’aura aussi bien montré la déshumanisation de nos systèmes. Le statut de la parole en est la symbolique la plus visible. Ces agents veulent « se mettre à la place » de la victime mais comment osent t’ils prétendre comprendre une femme crucifiée ? La « plaignante » cherche un peu de solidarité, pas grand-chose, une présence, mais cela ne figure pas dans les fameux protocoles. Les conseillers sont dans un poste ou ils ne peuvent pas regarder dans les yeux la victime et risquer de l’influencer sauf à désobéir. Ils sont tout aussi piégés qu’elle, on finit par avoir de la sympathie pour eux. De toutes façons personne n’a de nom, d’histoire, d’identité (dans le texte ils s’appellent UNE, DEUX, TROIS).  Encore plus terrible qu’en venir aux mains, l’ubérisation du langage vidé de tout affect.

Ce théâtre rend palpable la douce violence que nous subissons au quotidien. Les trois comédiens servent remarquablement une partition hachée, les didascalies de l’auteur multiplient les chevauchements de répliques sans temps mort, c’en est presque étouffant, un vrai défi pour eux relevé haut la main. Cédric Gourmelon évite le piège du naturalisme, maintient un ton décalé, un faux rythme délié qui transforme la confrontation judiciaire en un ballet mystérieux, presque atemporel dans un espace sidéral, l’ère du vide. Laetita lalle Bi Benie dans le rôle de la victime a le coffre d’une Pretty Yende pour décocher le coup de grâce final dont, on l’imagine, les agents ne se remettront pas.

On sort lessivé, franchement raide la corde !

 

© Simon Gosselin

                   

corde.raide de debbie tucker green

Mise en scène : Cédric Gourmelon
Scénographie : Mathieu Lorry-Dupuy
Lumières : Erwan Orhon
Son : Julien Lamorille

Traduction Emmanuel Gaillot Blandine Pellissier et Kelly Rivière

Avec Lætita Lalle Bi Benie, Frédérique Loliée et Quentin Raymond

Durée : 1h 20

Jusqu’au 5 mai, du mardi au samedi à 20h30, dimanche 16h30

 

Théâtre de la Tempête

Cartoucherie, route du Champ-de Manœuvre

75012 Paris

 

Réservation :

 01 43 28 36 36

www.la-tempête.fr

 

Tournée :

Du 14 au 17 mai 2024

Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine

 

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