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Cœur poumon, texte et mise en scène de Daniela Labbé Cabrera au Théâtre de la Tempête, Paris

Nov 08, 2023 | Commentaires fermés sur Cœur poumon, texte et mise en scène de Daniela Labbé Cabrera au Théâtre de la Tempête, Paris

 

 

© Christophe Péan

 

ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot

Et soudain une voix s’immisça, nouant un indéfectible lien. Cela tient à si peu, cet infime instant, frêle vaisseau qui ouvre l’œuvre comme la première note d’un opéra. Une vibration, une tessiture, une gorge nouée, une vérité : le fond d’une âme. Que cet instant ait lieu au milieu des spectateurs, les deux actrices étant assises parmi nous, ne procède alors pas d’un effet anecdotique de mise en scène, mais d’une sorte de pacte affectif nous entraînant à sa suite dans un bouleversant voyage au gré d’autres vies que les nôtres. L’entame de Cœur Poumon a la netteté du tranchant qui fend la banalité, nous saisit par ce qui sourd sous l’échange, plus encore que par ce qui est dit. Mona revient dans l’hôpital où fut soigné son fils nouveau-né, atteint d’une malformation cardiaque. « Comment vous vivez votre travail ? » lance-t-elle à Selma, infirmière de garde. Cœur poumon aura à cœur d’y répondre, à sa façon. Sa beauté, sa force, est de se déployer au-delà et en deçà des mots, car ce lieu est aussi celui de l’inexprimable. Son honnêteté est de poser des questions auxquelles il n’est pas de réponse. La maladie d’un enfant engageant son pronostic vital est un drame absolu, annihilant les systèmes de causalité que notre entendement met en place pour son confort, elle ne peut être pensée. L’inconcevable se traduit ici dans les corps, affectés dans leur fondement : Cœur Poumon donne à voir comment les corps des proches se mettent à parler, quand la parole fait défaut, ou alors comment la parole, trop forte, se met à faire entendre autre chose que ce que les mots pourraient exprimer. C’est une prostration, ce sont deux êtres qui se frôlent et s’écartent comme chargés d’électricité, c’est une nervosité agitant les extrémités, c’est un regard fuyant ou perdu, ce sont des éclats… L’affectation des corps est palpable, matérielle, comme s’ils étaient soumis à un vent mauvais. Cette justesse n’est pas une prouesse d’Actor studio, elle est une juste incarnation du pathétique, ces formes empreintes qui modèlent l’humain, qui se lisent en se passant de mot.

Nourri d’enquêtes dans le milieu hospitalier mais aussi de la propre expérience de Daniela Labbé Cabrera, ce projet ne saurait pourtant être réduit à un théâtre documentaire. Au-delà d’un réel dont il se fait témoin, il articule le sensible, l’émotion, à l’incompréhensible, produisant son imaginaire par cet acte de suture ; il déploie sa palette impressionniste plus qu’un discours ou un récit, jamais ne s’atrophie en fable mélodramatique ou en pièce didactique. Cœur Poumon travaille à une communion, à une fusion du geste médical, geste de soin, et du geste artistique, et l’on ne peut qu’être ému de cette équivalence qui s’instaure progressivement et profondément entre les deux gestes, comme si Daniela Labbé Cabrera nous rappelait en filigrane ce que le théâtre peut aussi faire à nos vies. Raccommoder les cœurs, ce travail de réparation qu’il porte au plus profond de lui.

Quand on sait combien les poncifs menacent depuis les dizaines de séries et films sur ce qui est devenu un genre en soi, le sujet médical, Cœur Poumon parvient avec une souveraine liberté à une hybridation d’un type inédit instaurant une circulation permanente entre documentaire et poétique, comme si l’hôpital, accueillant la vie et la mort, réceptacle de nos joies les plus belles et de nos angoisses et peines les plus douloureuses (le premier chapitre n’est-il pas intitulé : Car la beauté commence comme la terreur ?) était pour cela même le lieu de l’indicible, ne pouvant trouver d’autre voie (voix) que celle d’une phénoménologie poétique de l’existence. Le professeur, sous sa morgue habituelle, se révèle philosophe antique, et bien plus encore, poète capable de franchir les rives du Styx comme Dante et Virgile, les pieds de part et d’autre de l’infranchissable. Cœur Poumon possède cette profondeur de champ, capable d’embrasser le prosaïque, la métaphysique, servi notamment par une puissante scénographie de Sallahdyn Khatir implantant dans la paroi de fond de scène une porte tambour opaque dont le ventail tourne sur son axe comme un clapet, s’ouvrant fugitivement sur une dimension cachée, lumineuse, de l’espace, pouvant pulser comme un pouls.

Daniela Labbé Cabrera soulève son récit par une polysémie de signes, par de subtiles déterritorialisations, telle cette infirmière pianotant des airs de musique avec la même assiduité que si elle effectuait des tâches administratives, telle cette autre séquence extraordinaire du professeur penché et concentré sur son établi s’entraînant à recoudre un cœur (animal). L’image évoque autant l’écrivain à sa table qu’une couturière à son mannequin ou encore un Saint-Jérôme travaillant à ses humanités. Transparaît de part en part ce souci de l’humain, qui n’est pas une attention forclose mais une curiosité amoureuse du mystère de la vie. Dans sa composition entrelaçant les temporalités, les greffant vertigineusement les unes aux autres, dans son tissage de matières musicales, théâtrales et vidéos, Cœur Poumon réalise la transsubstantiation des techniques du vivant en poétique du vivre et nous révèle « une beauté qui n’était pas destinée à être vue ».

 

© Christophe Péan

 

 

Cœur Poumon, texte et mise en scène de Daniela Labbé Cabrera

Avec : Hugues Dangréaux, Bastien Ehouzan, Julie Lesgages, Marie Rahola, Anne-Elodie Sorlin

Dramaturgie : Youness Anzane

Assistanat à la mise en scène : Léa Casadamont

Scénographie, construction : Sallahdyn Khatir

Création vidéo : Franck Frappa

Lumières : Jérémie Papin

Costumes : Élise Le Du

Son, musique : Julien Fezans

Collaboration artistique : Youness Anzane, Constance Arizzoli, Dr Fanny Bajolle, Kevin Le Berre, Dr Claudio Zamorano, Franck Frappa

Interprètes à l’image : Pascal Beugre Tellier, Julie Dumas, Robert Hatisi, Adèle Jayle, Gabriella Meroni, Philippe Emmanuel Sorlin, Paul Willenbrock

Accessoires : Léa Casadamont, Daniela Labbé Cabrera

Régie générale : Ladislas Rouge

Travail corporel : Cécile Robin-Prévallée

Régie lumière et vidéo : Bartolo Fillippone

Stagiaire régie plateau : Elsa Gelie

Stagiaire accessoires, costumes : Coline Andrieux

 

Durée : 2h

Du 4 au 25 novembre 2023

Du mardi au samedi 20h30, dimanche 16h30

 

 

Théâtre de la Tempête, Cartoucherie

Route du Champ de Manœuvre

75012 Paris

Tél : 01 43 28 36 36

www.la-tempete.fr

 

Le 23 janvier 2024

Espace culturel Boris Vian

Les Ulis

 

Le 8 février 2024

Théâtre Jean Lurçat

Scène nationale d’Aubusson

 

 

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