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Chœur des amants, de Tiago Rodrigues, mis en scène par Tiago Rodrigues, Théâtre des Bouffes du Nord, Paris

Oct 17, 2022 | Commentaires fermés sur Chœur des amants, de Tiago Rodrigues, mis en scène par Tiago Rodrigues, Théâtre des Bouffes du Nord, Paris

 

©  Filipe Ferreira

 

ƒƒƒ article de Emmanuelle Saulnier-Cassia

Dans un format très court, Chœur des amants raconte une vie de couple dans le temps record de 45 minutes, dont le leitmotiv est pourtant qu’« On a le temps ». Et en effet, dans ce temps pourtant si ramassé, on a le temps de voir défiler la vie d’un couple à la fois ordinaire et extraordinaire, qui nous offre son parcours dans ses embuches elles aussi ordinaires et extraordinaires, parce que les accidents de la vie, les erreurs, les blessures, les non-dits sont propres à tout être humain et à tout couple évidemment, mais qu’elles ne sont pas toujours transformées, sublimées en un quelque chose de différent au fur et à mesure que la vie avance, qui peut s’enraciner à la fois dans le réel et dans le poétique. C’est la prouesse de cette pièce que de conter l’histoire d’une vie, à travers un récit choral, mais qui dans l’écriture passe par différents registres, usant tour à tour d’un vocabulaire technique (notamment médical), trivial, lyrique, et par des mises en situation allant du road-movie en accéléré nous conduisant en pleine nuit dans un service d’urgence et de réanimation (et retenir notre respiration de spectateur jusqu’à avoir la certitude qu’elle s’est bien remise à respirer), en passant par le retour et les petites exaspérations du quotidien, jusqu’à la décomposition dans une forêt, leur forêt, ou plutôt la forêt à laquelle ils appartiennent.

Le « chœur » est à prendre (notamment) au sens propre. L’histoire est racontée le plus souvent en même temps, les deux voix se superposant littéralement, avec pour seules différences le « elle » et le « je » et la « droite » et la « gauche » (boutade récurrente qui donne au spectateur des respirations vitales de rires ou sourires), que ce soit pour narrer le parcours vers l’hôpital, le film Scarface avec Al Pacino, le déménagement dans cette maison qui n’a pas un « putain de jardin », ou le chant de leur fille dans son lit pour s’endormir. L’un ou l’autre prend ici et là le relai du récit. Mais surtout au mitan de la pièce, il y a ce moment unique et tellement audacieux sur une scène de théâtre. Le talent des deux exceptionnels comédiens que sont David Geselson et Alma Palacios y est pour beaucoup. Cinq minutes, peut-être plus, peut-être moins, le temps semble suspendu. Nous sommes dans le public en suspension. Suspendus à leurs lèvres, leurs regards, dans leurs pensées, mais aussi dans les nôtres. Côte-à-côte, assis face à nous, une tasse de thé à la main. On voit la vapeur qui s’échappe, caressant leurs visages. La bouilloire avait interrompu la scène précédente par son sifflement insistant. Face à nous, côte à côte, ils se réapprivoisent. Ils se réacclimatent dans cette proximité de l’espace de cet appartement qui n’a pas changé, qu’il a pourtant réussi à ranger tout seul (mais il a fallu qu’elle tombe malade pour qu’il y arrive, même s’il aurait pu repeindre les murs). Ils sont assis, sans prononcer un mot, parce qu’ils « ont le temps », n’est-ce pas ? Ils se reniflent presque. Une gorgée avalée par ci, par là. Un sourire. Plusieurs sourires même. Des rires à peine étouffés. C’est presque sensuel. C’est sensuel. Ils n’ont pas bougé de leurs chaises, mais on devine, on sent l’attirance réciproque qui renaît. Le jeu de chaque pore de chaque visage subjugue. Et alors qu’on ne peut s’empêcher (et pourquoi le ferait-on ?) de ressentir toute la joie d’une complicité si intense, il y a ce petit rien, un infime rictus de l’un, un papillonnement des cils de l’autre et imperceptiblement les expressions changent, deviennent plus graves et nous font basculer dans un début d’effondrement intérieur. Que se passe-t-il en eux ? Que se passe-t-il en nous ? On les a pourtant mille fois vécus ces moments indescriptibles, irrationnels et inexprimables de renversement. Mais sur le plateau des Bouffes du Nord, cela devient prodigieux et puissamment dramaturgique.

Chœur des amants est le premier texte de théâtre de Tiago Rodrigues. Créé à Lisbonne en 2007, l’auteur et metteur en scène portugais l’a repris avec la belle idée d’imaginer le temps passé depuis. La suite est à la fois très philosophique et poétique. Certes, « la décision de changer est rapide », mais « le changement est lent ». L’impact d’une épreuve peut faire vaciller le couple ou le rendre plus fort, y compris après des périodes de non-dit, d’errance, de séparation. Eux, ils ont choisi et réussi, si bien qu’à la fin, même quand l’un des deux n’est plus physiquement sur terre, ils sont bien là tous les deux encore et la combinaison de leurs humus nourriront cette terre commune des amants.

 

©  Filipe Ferreira

 

Chœur des amants, de Tiago Rodrigues

Mise en scène : Tiago Rodrigues

Scénographie : Magda Bizarro et Tiago Rodrigues

Lumières : Manuel Abrantes

Costumes : Magda Bizarro

Traduction : Thomas Resendes

 

Avec : David Geselson (en alternance avec Grégoire Monsaingeon) et Alma Palacios

 

 

Durée : 45 min

Jusqu’au 29 octobre 2022

A 18 h du mercredi au vendredi et à 15 h et 18 h les samedis

 

 

 

Théâtre des Bouffes du Nord

37 bis boulevard de la Chapelle

75010 Paris

www.bouffesdunord.com

 

 

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