© Anne Moffat
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
Dans un entrelacs sensible et sensoriel, les traits apparaissant et se complexifiant, comme autant de couches se superposant, Castillo construit l’ineffable et savant portrait d’une danseuse. Portrait sans parole, contrairement à ceux dressés, année après année, telle une encyclopédie de la danse, par Jérôme Bel. Portrait dansé, vigoureux, en trois parties, tel un retable polyptique de la Renaissance qui se déplierait, non dans l’espace, mais dans le temps et dont chaque volet mettrait en regard vidéo et vivant.
Prue Lang, chorégraphe australienne, a conçu Castillo comme un dialogue poétique, subtil et exigeant, où les parties se répondent et s’enrichissent dans leurs écarts plutôt qu’elles ne se confondent, jouant de leurs effets de matière et de leur focale distincte. La facilité, la mode, auraient voulu que Jana Castillo danse devant une vidéo en mouvement. Mais, à l’instar d’une Anne Teresa de Keersmaeker faisant entendre un morceau de Bach sans autre événement avant que la danse ne lui succède dans le silence, Prue Lang dissocie les matériaux, s’assure de notre pleine attention pour chacune des vidéos, qui à trois reprises travailleront à déplacer notre regard et nos sensations, comme une disposition préalable, pour accueillir les trois solos de Jana Castillo, chacun différent par sa rythmicité, par sa conscience élargie du corps à l’espace, par sa temporalité induite. Si la danse est une scansion du temps par le mouvement, alors Castillo en est le cadre chorégraphique accompli.
La première vidéo suit les étapes de la fabrication, particulièrement remarquable, d’un chausson de danse dans un atelier artisanal. Image centrée sur l’objet en cours de réalisation, la vidéo cadre le geste technique, la mécanique, la précision, l’excellence du métier d’art. Dans la trace immédiate et mémorielle de la projection, dans le souffle de cette tradition rappelée comme un porté inconscient de la danse même, Jana Castillo apparaît, hybride, chaussons de danse classique aux pieds, cheveux relevés en chignon, legging noir et débardeur rose vif. Sur une composition sonore de Chiara Costanza, atmosphérique, éclaboussée de sons électroniques, Jana Castillo fusionne pas classiques et gestes contemporains. Quelque chose de Forsythe me revient. Surtout une virtuosité qui ne se démentira pas, alliant énergie et précision. Et puis quelque chose d’embouti, presqu’invisible, pris dans les mailles rédemptrices du filet chorégraphique…
Les vidéos suivantes exhiberont de multiples expériences sensorielles, cheveux en gros plan, palmier, écorce, vent… images s’associant au toucher et au mouvement. Et si cette proposition exploratoire fut pour la danseuse sous la direction de la chorégraphe dans la phase de travail en amont l’occasion d’une recherche en soi et dans le monde, elle active chez le spectateur une expérience de suggestion mentale, le faisant entrer de plain-pied dans l’imaginaire sensoriel d’une danse qui creuse les matières.
A travers ces divers prismes, comme autant de perspectives et d’approches de Jana Castillo, se détache petit à petit une affirmation, une vitalité, une essence, une sensibilité, une boussole au monde, une personne. Les pointes se mueront en chaussettes, puis en baskets. Trois façons distinctes pour Jana Castillo d’avoir les pieds sur terre et d’habiter le monde. Et si, comme on l’apprend par la feuille de salle, la danseuse soufre de dystonie, maladie générant des contractions musculaires involontaires, il y a une vraie beauté et une puissante force à ce que ces troubles aient été intégrés à l’état de traces fugitives dans la chorégraphie, une main recroquevillée détendue par l’autre main, un affaissement, une chute. Comme si l’écriture du corps se faisait inclusive, bien au-delà d’un freaks show, et mettait simplement en scène cette diversité de danser le monde comme autant d’être au monde.
© Anne Moffat
Castillo, conception et mise en scène : Prue Lang
Chorégraphie : Prue Lang et Jana Castillo
Interprétation : Jana Castillo
Composition sonore : Chiara Costanza
Lumières : Lisa Mibus
Vidéo : Pippa Samaya, Prue Lang, Takeshi Kondo, Freed, Androids, Mathieu Briand
Durée : 45 minutes
Les 15 et 16 juin 2022, à 20 h
La Chaufferie
Quartier Delaunay-Belleville
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93200 Saint-Denis
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RENCONTRES CHORÉGRAPHIQUES INTERNATIONALES DE SEINE-SAINT-DENIS
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