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Carte noire nommée désir, texte et mise en scène de Rébecca Chaillon, Odéon-Théâtre de l’Europe / Atelier Berthier

Nov 30, 2023 | Commentaires fermés sur Carte noire nommée désir, texte et mise en scène de Rébecca Chaillon, Odéon-Théâtre de l’Europe / Atelier Berthier

 

© Cristophe Raynaud de Lage

 

fff article de Denis Sanglard

 Une formidable claque ! Une performance coup de poing exemplaire et magistrale qui vous laisse K.O debout. Sans doute une des création les plus marquantes de cette année sur le sujet. Rébecca Chaillon, figure queer et afro-féministe, signe un manifeste implacable, d’une acuité inouïe, déconstruisant avec une bonne dose de provocation salutaire, les représentations de la femme noire imprégnées de l’inconscient colonial esclavagiste et du racisme endémique de la société française. Avec un humour ravageur mâtiné d’une âpre poésie et une intelligence narquoise elle pulvérise les clichés tenaces et pourris qui enferment les femmes noires, fantasmes érotiques ou positions sociales. Accompagnée de sept autres performeuses afro-descendantes, aux parcours divers, c’est une histoire de réappropriation culturelle et féministe, d’une identité, d’une réparation sororale aussi, où chacune à l’aune d’une histoire commune mais aussi individuelle, interroge la communauté des femmes noires aux prises d’une construction occidentale qui asservit.

Et tout commence avant la représentation, par une annonce qui assigne le public blanc dans un autre espace que les femmes noires, non binaires et transsexuelles inclues – ce qui a son importance – installées confortablement sur des canapées nous faisant face. Rébecca Chaillon inverse ainsi le champ discriminatoire, de genre et de couleur, renvoyant les blancs à leur place, octroyant aux femmes noires, invisibilisées, la place usurpée qui leur est normalement due.

Pendant ce temps, à quatre pattes Rébecca Chaillon récure le sol de ce plateau immaculé avec une folle et obstinée application tenant de l’aliénation. Elle finit par retirer son tee-shirt, son pantalon, sa culotte et, nue, frotter de son corps majestueux, poudré de blanc, la surface javellisée. Image stupéfiante qui ouvre une création performative abrasive et puissante, aux images prégnantes. Ce combat, comme si ce sol concentrait et symbolisait toute la hargne de son assignation d’esclave moderne, est interrompu au bout de longues minutes par une compagne. Et là, quelque chose de bouleversant advient. Ce corps est doucement décrassé de sa blancheur fictive, comme s’il fallait nettoyer ce fantasme de peau claire imposé pour retrouver sa couleur noire et son identité débarrassée de toute injonction de blancheur. Un corps lavé, crémé, réparé, retrouvant sa dignité. Et les cheveux sont tressés, nattés avec de longues cordes blanches et noires formant une lourde tresse, épicentre de cette performance. Les cheveux crépus des femmes noires sont au centre du combat afro-féministe, mis en valeur pour une affirmation identitaire. Cette tresse a valeur de symbole, avec son ambivalence, elle est racine, tronc mais aussi chaîne.

Rébecca Chaillon et ses comparses, vont pilonner méthodiquement les stéréotypes attachées aux femmes noires, retournant comme des gants les clichés racistes et coloniaux, les préjugés inconscients et tenaces, qu’elles subvertissent allégrement avec une jubilation non feinte, pratiquant une salutaire et libératoire purge. Déjà en se présentant, non sans humour, elles balaient d’un coup la moindre prévention que nous pourrions avoir envers elles, oblitérant tout jugement. De l’imagination débridée de Rébecca Chaillon sortent des images percutantes, inédites, insensées, jamais à côté de la plaque, pour assoir brillement son propos éminemment subversif et d’une justesse imparable.

Lecture des petites annonces sentimentales où la recherche de la « perle noire », de « la gazelle » par des hommes blancs n’est qu’une accumulation de clichés racistes, fantasmes sexuels sur la femme noire. Commentaires édifiants des employeurs sur leur nounous et femme de ménages. Et dans une scène scatologique hallucinante, un banquet, elles se jouent de la sémantique révélant aussi un inconscient abject associant la couleur de leur peau aux toujours même référents, le noir au marron et par extension à la merde, plus exactement ici le « caca », mot repris ad nauseam, dans une surenchère explosive et jubilatoire. Evidemment du caca au café et au cacao le pas est vite franchi, matière première d’une exploitation coloniale dénoncé (on en revient à l’ironie mordante du titre), associé tout aussi absurdement à la couleur de peau qui renvoie de fait à l’esclavage, autre « matière première » des colonies.

Enfin cette représentation culmine avec la parodie d’un jeu télévisé où s’affrontent deux équipes (cantine contre ménage), mimant chacune leur tour un mot que les spectateurs doivent trouver. Ovomaltine, Bounty, négre… et pendant que ces dames se font retirer leur sac à main il s’agit de trouver le mot colonisation. Tout un vocable qui participe là aussi à la construction du Noir, l’enfermant dans une identité caricaturale. Que résume de façon lapidaire une des performeuses, « que reste-t-il de moi derrière cette construction ? »

Quelques fois nues, toujours pour Rébecca Chaillon, pour montrer une fois pour toute qu’on peut être noire, grosse, lesbienne, bi, française ou suisse, et ne correspondre en rien de l’image attendue, fantasmée, que ce corps là avec ses particularités leur appartient et qu’elles se le réapproprient, ces huit femmes puissantes aux parcours singuliers (on peut dire ça sans crainte ici d’un cliché de plus), font de ce plateau un rituel insensé, incantatoire et libératoire. Affranchies de la théâtralité par l’art brut de la performance, qui leur donne une liberté absolue, une vérité tangible et fragile, une présence immédiate, elles osent tout avec une franchise déconcertante. Le burlesque et le grotesque, la poésie. Le corps en avant et dans sa diversité, qui devient ici l’enjeu majeur et l’acteur d’une réflexion politique, queer et décoloniale. Où le blanc n’est pas exclu, non, mais tressé avec le noir à l’image de la chevelure de Rébecca Chaillon. Chevelure devenue tronc, dressée fièrement vers le ciel et ramifiée, dans une dernière image apaisée et splendide.

 

© Vincent Zobler

 

Carte noire nommée désir, texte et mise en scène de Rébecca Chaillon

 

Avec Estelle Borel, Rébecca Chaillon, Aurore Déon, Maëva Husband en alternance avec Olivia Mabounga, Ophélie Mac, Makeda Monnet, Fatou Siby, Davide-Christelle Sanvee

Dramaturgie : Céline Champinot

Scénographie : Camille Ricquier, Shehrazad Dermé

Création sonore : Elisa Monteil, Issa Gouchène

Régie générale et plateau : Suzanne Péchenard

Lumière : Myriam Adjalle

Collaboration artistique : Aurore Déon, Suzanne Péchenard

Assistanat à la mise en scène : Olivia Mabounga, Jojo Armaing

 

Du 28 novembre au 17 décembre 2023

Du mardi au samedi à 20h, dimanche à 15h

 

Théâtre de l’Odéon / Ateliers Berthier

1 rue André Suarès

75017 Paris

 

Réservations : 01 44 85 40 40

www.theatre-odeon.eu

 

 

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