© Vincent Arbelet
ƒƒ article de Paul Vermersch
Plutôt que de parler véritablement d’anthropophagie, Cannibale pose davantage la question du manque dans la relation amoureuse : l’autre est encore là, mais il me manque déjà.
L’entrée dans la fable se fait facilement. Deux amoureux (dont l’un est atteint d’une maladie visiblement incurable) se retirent dans un chalet pour vivre leurs derniers moments à deux. Il s’agit alors d’un zoom sur cette fin, la fin de la vie d’un côté, la fin du couple de l’autre. Prise dans une dramaturgie qui s’apparente plutôt à du collage, la pièce dresse le portrait de ces derniers moments, en faisant apparaître – plutôt en filigrane d’ailleurs – la question du cannibalisme, comme une sorte de porte de sortie, une manière de ne pas laisser la mort avoir le dernier mot. Si je t’ingère, tu ne meurs pas vraiment.
Dans Cannibale, les deux personnages sont placés dès le début du spectacle comme au cœur même d’une situation extrême : la mort. L’un des deux amoureux va mourir, tout le monde le sait, que fait-on ? Ce que semble chercher cette forme, c’est donc cerner l’impact énorme de cette nouvelle dans le quotidien du couple, rendre visible ce qu’elle vient installer d’appréhension, de détresse, de violence chez les personnages. Des états limites, saisis à l’endroit du quotidien par une série de scènes assez courtes, extrêmement naturalistes, qui bout-à-bout viennent nous faire plonger dans ce deuil amoureux, un deuil particulièrement régi par la question du désir. C’est en effet ce que vient questionner le spectacle : que reste-t-il du désir après la mort ? Que faire de son désir une fois que son objet a disparu ? Comment regarder un désir qui reste alors que l’être aimé n’est plus là ? Des questions qui existent souvent telles quelles dans la bouche des personnages, sans vraiment tomber dans la fiction.
Et c’est un peu ce qu’on pourrait finalement reprocher à cette forme, les scènes ne sont pas toutes égales les unes aux autres. Si l’on crédite volontiers les moments de repas, de douches, ou dans le lit, dans ce qu’ils convoquent d’infra-ordinaire au plateau, et qu’on est saisi par la lente dégradation physique de l’amoureux malade à laquelle on assiste par les gestes très simples du quotidien, il est plus difficile de croire aux envolées plus didactiques, au très long résumé de l’histoire de Tristan et Yseult (qui a d’ailleurs plus à voir avec la question de l’amour impossible qu’avec celle du manque), aux scènes dansées, dont on voit peut-être trop clairement ce qu’elles cherchent à montrer. On pourrait en fait dire que la pièce installe un espace de jeu hyper-naturaliste, jusque dans le décor, avec une gazinière fonctionnelle sur scène dont on se sert pour cuisiner à vue le repas du soir, un vrai frigidaire, un lit, une douche, etc., mais que dans la résolution théâtrale de ce quotidien bouleversé elle se contredit, faisant appel à des codes de jeu moins simples, à des clichés pas vraiment traités (l’amoureux tentera dramatiquement de se laisser mourir en forêt se sentant partir, etc.).
Et alors que la pièce défile, ces contradictions amenuisent le propos, le rendent moins personnel, jusqu’à ce que le couple nous apparaisse un peu comme un couple en général. La passion, le deuil, la douleur de perdre l’être cher, plutôt convoquées à l’endroit du discours, finissent aussi par être un peu imprécises, communes. Ce sont dans les détails vraiment vécus et pas expliqués qu’en définitive on ressent le mieux la tension latente dans le couple (l’impossibilité d’empêcher l’autre de fumer, l’ami au téléphone qui a un enfant alors qu’on voudrait lui dire qu’on meurt, faire l’amour même épuisé) et que l’histoire se raconte pleinement, plus sobrement. La recherche de spectaculaire vient comme empêcher la question du manque et du deuil de prendre pleinement chair : alors que comme chacun sait, ce n’est pas qu’une idée, c’est aussi une expérience de vie très concrète.
© Vincent Arbelet
Cannibale, d’après un texte d’Agnès D’Halluin
Histoire orginale de Maud Lefebvre
Mise en scène : Maud Lefebvre / Compagnie The House / Collectif X
Avec : Arthur Fourcade, Martin Sève
Scénographie : Charles Boinot, Maud Lefebvre, Stanislas Heller
Lumière : Valentin Paul
Vidéo : Charles Boinot, Clément Fessy
Son : Clément Fessy, Maud Lefebvre
Machinerie : Stanislas Heller
Régie générale : Guy Catoire
Administration : Louis‑Alban Armengaud
Du 11 au 22 mars 2025
Durée : 1h20
Théâtre des Célestins
4, rue Charles Dullin
69002 Lyon
https://www.theatredescelestins.com/fr/programmation/2024-2025/celestine/cannibale
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