© Orpheas Emizras
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
Façade de carton-pâte bleu pétant façon Jardin Majorelle d’Yves Saint-Laurent, fenêtres orientalisantes en arc brisé, Caen amour affiche la couleur et s’ouvre au public comme une boîte échangiste. D’une ouverture, les performers surgissent, changés par un simple habit retourné, usage détourné, pantalon brodé métamorphosé en veston mexicain, robe chatoyante multicolore portée comme une voile, tel un iris dégorgeant sa floraison de couleurs, nudité sertie d’une tombée de soirée, et par un perpétuel et brillant manège d’apparitions et évanouissements, de danses spiralées, enrubannées, serpentines, jouant de la séduction et d’un exotisme de pacotille, nous hypnotisent aussi sûrement que des feux-follets croisés au coin d’une rue du Caire. C’est un harem de figures embastillées par le regard du mâle blanc occidental qui se pressent devant nous, cohorte de représentations féminines, incarnées par deux danseurs et une danseuse, se succédant dans une procession ludique et érotique. Mais c’est bien plus : la performance conçue et chorégraphiée par Trajal Harrell résiste à l’assignation d’un genre spectaculaire ou d’un discours. Caen Amour possède la sainteté d’un Jean Genet, épinglant les fleurs du mâle comme des papillons de nuit volages. Ils flottent dans l’air, aussi légers que les diverses étoffes qui les découvrent. Les vêtements passent, voyagent d’un corps à l’autre, forment le trait d’union saisissant les chairs et les offrant en pâture. Un string noir sur un fessier cambré fait bon ménage avec une soupière en argent porté à bout de bras par un factotum. Les mille et une nuits s’ébrouent dans ce ballet d’entrées et de sorties, concaténant les époques, les regards, les identités, mettant en fusion l’art spectaculaire. L’exhibition est la mère de toutes les batailles. Et c’est comme si dans cette baraque foraine faisant commerce des regards à la manière d’un jeu de bonneteaux tel était pris celui qui croyait prendre. Ainsi de ces spectateurs se bousculant pour regarder de l’autre côté du décor, devenant eux-mêmes, aux yeux des spectateurs restés assis, foule de voyeurs, se pressant comme des clients faisant la queue devant une maison de passe. Trajal Harrell, comme le poète et essayiste américain Fred Moten, travaille les sous-communs plus que l’enclos. Il change de paradigme et travaille l’alentour. Fin connaisseur et critique des représentations et formes populaires, il s’empare ici du hoochie-coochie show, spectacles de striptease itinérant à travers les Etats-Unis en vogue jusqu’au milieu des années 1980, émanations et avatars d’un show de la danseuse syrienne Little Egypt lors de l’exposition universelle de Chicago de 1893. S’il en reproduit la forme, tout en la déconstruisant, déportant notamment les attributs érotiques féminins sur deux hommes, s’il joue à fond la carte de son orientalisme originaire, tel un éventail que l’on ouvrirait et rabattrait théâtralement, Caen Amour, par la grâce de ses interprètes, virtuoses et ardents, mais aussi par l’enivrant trouble d’une bande-son entêtante, fluant pareille à des tourbillons liquides, nous entraîne dans une vertigineuse expérience sensorielle, mixant les temporalités, expérience fantasmatique et puissamment actualisante, comme si les couches de vernis obscurcissant le Sardanapale de Delacroix s’étaient sous nos yeux retirées laissant apparaître le flamboiement des corps, les gestes crépitants, les chairs embrasées, cuisses s’entrebâillant comme des portes qui claqueraient au vent, bras ondulant avec le délié souple et vif d’un serpent. Caen Amour, à la fois dispositif et écriture chorégraphique puisant aux sources mêmes qui irriguèrent les pionnières de la dance contemporaine, travaille la frontière, ce seuil liminal qui fait basculer de l’intime au publique, qui d’un geste pour soi érige ce geste vers l’autre. Le chorégraphe déchire le voile des apparences, expose la vérité du regard sur le seuil des non-dits, en fait le lieu des passages. Après avoir ouvert son show, travelling light errante, frêle et infiniment sensible roseau, Trajal Harrell le refermera, tremblant, modestement retiré dans l’ombre de l’encadrement d’une porte, une robe rose serrée dans ses bras, tout contre lui, lointain secret qui n’appartient qu’à lui. Caen Amour est à portée de soi : c’est toute sa forcesa beauté et son intelligence !
© Orpheas Emizras
Caen Amour, chorégraphie de Trajal Harrell
Interprètes : Trajal Harrell, Thibault Lac, Perle Palombe, Ondrej Vidlar, Aristea Boumpaki
Lumière : Sylvain Rausa
Scénographie : Jean Stephan Kiss et Trajal Harrell
Bande sonore : Trajal Harrell, les danseuses et danseurs
Dramaturgie : Sara Jansen
Directeur technique : Santiago Latorre
Costume et régie plateau : Sally Heard
Durée : environ 1h
Du 27 au 29 octobre 2023
Vendredi 19h et 21h30, samedi 18h et 20h30, dimanche 17h et 19h30
TPM
Théâtre Public Montreuil
salle Jean-Pierre Vernant,
10 place Jean-Jaurès
93100 Montreuil
Tél : 01 48 70 48 90
Avec le Festival d’automne
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