ƒƒƒ article de Denis Sanglard
© Magda Bizarro
C’est une création toute simple, modeste même et pourtant vitale qu’il serait urgent de découvrir. Sans doute une des plus belles performances de cette année, une des plus prégnantes de par son contenu. Tiago Rodrigues, directeur artistique du Teatro Nacional D. Maria II de Lisbonne, l’équivalent de notre Comédie Française, nous raconte l’histoire de sa grand-mère, Cândida, celle qui lui posait sans jamais y répondre, des devinettes pour l’endormir. Cândida qui lisait, dévorait les livres. Ils sont là, ses livres, usés d’avoir été lus, dans trois cageots de bois posés sur le plateau. Mais la cécité progressive de Cândida l’éloigne des livres. Alors elle demande à son petit-fils de lui en choisir un, qu’elle pourrait apprendre par cœur avant d’être définitivement aveugle. Par cœur et avec le cœur. Ce sera les sonnets de Shakespeare. Hommage à Pasternak dont la réponse devant la menace du goulag fut le sonnet 30. Parce que la connaissance intime et collective d’une œuvre survit à son auteur et au pouvoir qui le brise et brûle les livres.
Et chaque soir, avec beaucoup de délicatesse, Tiago Rodrigues demande à 10 volontaires de le rejoindre sur le plateau. Ensemble ils vont apprendre par cœur ce sonnet. Avec le cœur… Ce que convoque et réveille Tiago Rodrigues c’est le pouvoir de la poésie, de la littérature et l’apprentissage de la résistance et de la transmission. L’acte éminemment subversif et politique de la lecture, de la culture. Le spectateur devient le gardien des mots appris. Et ce qu’il réveille en nous c’est combien nous sommes faits inconsciemment de ces bribes de textes qui nous ont traversés et nous traverseront encore. Ensemble sur le plateau, comme dans fahrenheit 451 dont il est fait aussi référence ici, les spectateurs deviennent « le peloton sonnet 30 de Shakespeare », la mémoire vivante, d’une œuvre et de son auteur. On ne peut toucher à ce qui est en soi disait Steiner, lui aussi convoqué dans cet exercice délicat, et c’est cela, ce premier acte de résistance, que Tiago Rodrigues transmet avec beaucoup d’humour et de justesse. Notre mémoire des livres, ceux qui nous ont traversés, c’est une mémoire vive, un acte de lutte et de courage. Contre le temps, contre l’oubli. Contre les dictatures. Il s’agit aussi de transmission pour que les poètes ne meurent jamais. En portugais « dévorer », nous apprend Tiago Rodrigues, porte un double sens, celui d’apprendre par cœur. Nous ingérons donc les livres. Nous sommes faits de nos lectures. Et ce sonnet 30, nos dix volontaires vont le manger, au réel. Une fois appris le texte, les quatre premiers vers en commun puis chacun le sien, ils vont avaler le texte (imprimé sur papier alimentaire qu’on se rassure). Un acte symbolique. C’est drôle certes mais rappelle en creux certains actes de résistance. Et dans la salle au long de cette performance, un bien vilain mot pour cette représentation d’une grande générosité, nous aussi nous nous surprenons à apprendre par cœur le sonnet 30. Parce que la littérature nous rassemble. C’est un chœur qui soudain murmure dans la petite salle du théâtre de la Bastille. Avec cœur, par cœur. C’est ça aussi la définition du théâtre, ça aussi que nous explique Tiago Rodrigues. Voilà c’est un spectacle tout simple, oui, mais si profond, si subtile, généreux et si grand et vrai qu’il serait dommage de passer à côté. Et puis surtout, surtout, ce qu’il remue en nous c’est combien Cândida avait raison. L’obscurité ne peut jamais effacer les mots. Ceux qui continueront à remuer en nous. Même après nous. Malgré tout.
By Heart
Ecrit et interprété par Tiago Rodrigues
Extraits et citations de William Shakespeare, Ray Bradbury, Georges Steiner, Joseph Brodsky
Accessoires et costumes Magda BizarroDu 18 au 26 janvier 2016 à 19h30
Le dimanche à 17hThéâtre de la bastille
76, rue de la Roquette – 75011 Paris
Réservations 01 43 57 42 14
www.theatre-bastille.com
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