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Beatrice di Tenda, opéra séria de Vincenzo Bellini, livret de Felice Romani, mise en scène de Peter Sellars, à l’Opéra Bastille

Fév 11, 2024 | Commentaires fermés sur Beatrice di Tenda, opéra séria de Vincenzo Bellini, livret de Felice Romani, mise en scène de Peter Sellars, à l’Opéra Bastille

 

© Franck Ferville

ƒƒƒ article de Denis Sanglard

Que nous importe de savoir si Beatrice di Tenda est l’opéra le plus intéressant ou non de Bellini, le plus abouti ou pas, si sa valeur est moindre que La Norma ou que son livret louche vers Anna Bolena. Ce fut certes un échec lors de sa création en 1833, suivit d’un long purgatoire jusqu’en 1961 où La Scala le remonte avec Dame Johan Sutherland. Laissons donc aux spécialistes dont nous ne sommes pas ces querelles byzantines pour le simple plaisir de découvrir un opéra peu joué et qui mérite toute notre curiosité. Après tout, cela reste du Bellini.

Beatrice di Tenda, ou l’histoire d’un complot qui mêle amour et politique, qui font rarement bon ménage. Filippo, duc et tyran de Milan, se convainc de l’infidélité de sa femme, appuyé dans son soupçon par sa maîtresse Agnese qui dénonce la relation entre Beatrice et Orombello. Malgré leur innocence, et même si Orombello aime en secret Beatrice, les deux sont soumis à la question, torturés et condamnés à mort sous la pression de Filippo ayant corrompu les juges.

Peter Sellars fait de cet opéra une tribune, un manifeste contre les dictatures, la torture et la peine de mort. Justifiant là son intérêt obsessionnel depuis deux décennies pour cet opéra si peu monté. En cela s’appuyant sur le second acte qui n’est qu’un long procès. Il n’édulcore rien des corps meurtris et une diva sous la torture n’a vraiment rien de glamour. L’image choc provoque le malaise qu’un jeu volontairement réaliste accuse davantage et tant pis si cela provoque les puristes. La force de la mise en scène de Peter Sellars, malgré quelques scories, tient à sa radicale simplicité, une épure qui privilégie non le mouvement – empêché il est vrai par une scénographie qui encombre volontairement – mais une certaine staticité et frontalité qu’il faut accepter au risque d’en être agacé. Logique en somme, l’action étant quelque peu réduite à l’essentiel, ce tribunal politique et la confrontation entre les deux partis. Dans ce décor labyrinthique, jardin métallique verdâtre sous la surveillance de caméras, entourés de hauts murs d’acier polis, la tyrannie est un huis clos infernal où le bruit du monde, son grondement n’a plus accès et la liberté bafouée en toute impunité. Scénographie hélas pas très heureuse, franchement laide, qui accuse parfois ses limites où le chœur, important ici, manque cruellement d’espace et perd de fait de ampleur et mobilité. A moins que cette sensation d’étouffement, d’écrasement ne participe à la mise en scène, accusant davantage encore l’oppression de nos deux bientôt suppliciés. Et des corps en général on ne voit qu’une moitié, cisaillés par ces haies, ces buissons de métal que taillent malgré tout et étrangement, voire inutilement, des jardiniers. Un peu gênant ce remplissage par une figuration si peu en adéquation avec la mise en scène. Cependant Peter Sellars privilégie le naturel et non l’opératique dans les corps qui, même coupés en deux, ne sont jamais figés mais acquièrent une spontanéité peu vue ou usitée à l’opéra et qui ne les coince pas dans le cliché ou les entrave dans une grammaire du geste conventionnel et contrainte. On sent par ailleurs les chanteurs comme libérés par cette approche qui leur donne une souplesse dans l’interprétation au réel plus réaliste, jamais en défaut avec le chant. Sauf que curieusement au second acte le chœur, lui, prend soudain la pause, mouvement chorégraphique, posture artificielle, une gestuelle picturale et là, soudainement, on ne comprend pas très bien pourquoi qui détonne…

Avec ça, une direction d’acteur au cordeau, précise et fine, bénéficiant aussi d’une distribution non rétive, une intelligence du plateau qui donne véritablement corps à leur personnage jusque dans l’outrage subi. On ne peut oublier l’arrivée de Pene Pati, anéanti et broyé par la torture, d’un réalisme impressionnant et l’on comprend davantage ce que Peter Sellars dénonce avec autant de subtilité que de véhémence.

Et pour le plateau vocal, le couple formé par Tamara Wilson et Pene Pati est sans doute dans cette production entré dans la légende. Tous deux bel cantiste d’exception, ils ont offert au public une véritable et pure émotion. Tamara Wilson même si elle n’est pas de la catégorie des grandes actrices, compense un jeu sommaire et quelque peu figé par l’intelligence de son chant expressif, dépassant largement la technique, et d’une voix remarquable, voire exceptionnelle, notes filées et timbre lumineux, aigus somptueux, qui ne sacrifie jamais à l’émotion qu’elle provoque sciemment et exhausse, et dans la dernière scène atteint quelque chose d’indicible qui vous prend à la gorge. Pene Pati, comment expliquer ce charisme unique, la voix toujours au plus haut niveau, un timbre pur et solaire, conjuguée à une science du jeu, un art de la nuance est un Orombello qui vous poigne de bout en bout. Entre lui et Tamara Wilson il y a une vraie émulation, une écoute ténue et une entente rare et sensible. Leurs duos relèvent du miracle musical. Le baryton Quinn est le méchant parfait que l’on aime à haïr mais qui montre aussi les failles de son personnage, Filippo, les doutes qui l’animent avant la résolution fatale qui clôt cette tragédie du pouvoir. Voix sombre dont il maîtrise la puissance et le mordant pour un nuancier d’émotion qui s’autorise même une certaine douceur… La mezzo-soprano Theresa Kronthaler se révèle davantage dans le second acte, la scène du pardon, plus convaincante dans un registre qui ne demande pas la noirceur qui lui fait défaut au premier acte. Le ténor Amitai Pati, Anichino, est impeccable de tenue vocale et de conviction dramatique dans ce rôle bref mais dans lequel il impose ses marques.

Les chœurs de l’Opéra de Paris, dirigé par Chieng-Lien Wu, sont à la fête dans cet opéra, considérés comme un protagoniste à part entière dont le rôle dramaturgique est d’importance, et donnent ici toute la mesure de leur talent et de leur excellente forme.

Dans la fosse, Mark Wigglesworth impulse à la partition un rythme qui tient de la tension, qu’il semble étirer jusqu’à la rupture et l’explosion. En ralentissant semble-t-il exagérément le tempo, au premier acte du moins, nous déroutant avec une impression pénible et sans doute illusoire que rien ne démarre vraiment ou traîne un peut trop en longueur… En fait Mark Wigglesworth semble vouloir créer un suspense jusqu’à aussi accentuer les silences, où tout semble suspendu, offrir une respiration avant que tout n’éclate brutalement. Une partition en perpétuelle arythmie, il fallait y penser.

Découvrir un opéra mal-aimé ou peu reconnu, voire inconnu de par son purgatoire est toujours une expérience. Beatrice di Tenda fait objet de polémiques, inutiles à mon sens, et il faut des interprètes hors-normes comme ici pour lever toutes préventions envers cette œuvre qui, quoiqu’on en dise, a le mérite de son auteur. Il est bien d’avoir inscrit au répertoire cet opéra et l’accueil du public, enthousiaste, prouve que Bellini peut se gausser des puristes.

 

© Franck Ferville

 

Beatrice di Tenda, opéra séria de Vincenzo Bellini

Livret de Felice Romani, d’après Carlo Tedaldi-Fores

Direction musicale : Mark Wigglesworth

Mise en scène : Peter Sellars

Décors : Georges Tsypin

Costumes : Camille Assaf

Lumières : James F. Ingalls

Dramturgie : Antonio Cuenca-Ruiz

Cheffes des chœurs : Ching-Lien Wu*

*Membre des chœurs de l’Opéra de paris

Orchestre et chœurs de l’Opéra national de Paris

 

Avec Quinn Kelsey, Tamara Wilson, Theresa Kronthaler, Pene Pati, Amitai Pati, Taesung Lee

 

Jusqu’au 7 mars 2024

 

Opéra Bastille

Place de la Bastille

75012 Paris

Réservation : www.operadeparis.fr

 

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