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Barbe-bleue, en écoutant un enregistrement sur bande magnétique de l’opéra de Béla Bartok le château de Barbe-Bleue, une pièce de Pina Baush, à l’Opéra National de Paris, Palais Garnier

Juin 27, 2024 | Commentaires fermés sur Barbe-bleue, en écoutant un enregistrement sur bande magnétique de l’opéra de Béla Bartok le château de Barbe-Bleue, une pièce de Pina Baush, à l’Opéra National de Paris, Palais Garnier

 

© Agathe Poupeney

 

fff article de Denis Sanglard

 Barbe-Bleue, œuvre phare de Pina Bausch, crée en 1977, que l’on peut considérer comme la matrice, le noyau dur de son travail et des thématiques qui hantèrent ses chorégraphies. Barbe-Bleue dont on sort tétanisé et bouleversé par sa rude et sèche beauté, sa violence abrasive, concentrée et portée ici à son acmé, sa transcendance, ce qui se dit des rapports entre les sexes où l’amour, toujours plus que l’amour, ne va pas sans solitude, ne peut aller sans. Cette ambivalence des rapports, toujours paradoxaux, irréconciliables où l’on se cherche et se fuit dans un même élan, entre soumission à sa condition dévolue et un désir irrépressible de liberté, sans nulle échappée… Dans cette chambre désolée où bruissent et craquent les feuilles mortes piétinées, odeur d’humus et de décomposition, loin des œillets poudrés de Nelken, chambre mortuaire, espace mental crépusculaire d’un monstre, Barbe-Bleue, qui tel Krapp dans la dernière bande  de Beckett passe et repasse l’enregistrement sur bande magnétique du [Le] château de Barbe-Bleue de Béla Bartok, leitmotiv lancinant, toujours fragmenté et recommencé, impulsant ses terrifiantes obsessions et qui donne son titre complet à cette œuvre prégnante, dans cette chambre la terreur, l’horreur et la violence domine, recouvrant de sa dévoration absolue les rares instants de tendresse désespérée ou de complicité amère qui sonnent si faux, comme ces rires forcés, hystériques, masquant peu une profonde désespérance devant le tragique qui sourd et impregne lentement le plateau.

La chair est triste, hélas, les hommes traînent leur solitude et leur abandon, enchaînés les uns aux autres, têtes basses, lente déambulation funèbre, inconsolables, inconsolés. De quoi ? Quand ils ne sont pas à la parade, posant, montrant leur musculature, sourire éclatant, et l’on songe à Kontakthof dans cette représentation mensongère et masculiniste de soi. Les femmes sont manipulée, traînée, frappée, jetées, violentée, entassées les unes sur les autres, épinglées sur les murs, réduites à n’être que des trophées de tortionnaires. Elles rient comme on hurle, de douleur et de rage mêlées, suppliantes et suppliciées. Objets malléables et corvéables à merci, réduite parfois à leur travaux ancillaires obligés, aux actes sexuels non consentis, femmes victimaires sans jamais de réparation. Barbe-Bleue, comme le Casanova de Fellini, fantasme une femme qui n’existe pas, qui n’est plus qu’un objet de fantasme et de collection que l’on possède, se heurtant à la réalité, une réalité comme une menace qu’il faut anéantir comme Barbe-Bleue réduit Judith, malgré sa résistance têtue, à n’être qu’un objet. La poupée mécanique de Casanova rejoint la poupée de celluloïd qui trônera bientôt à l’avant-scène, objet d’enfance consolatoire et dérisoire, ambigu, accusant le néant existentiel de Barbe-Bleue, son immaturité et sa fragilité.

On ne parle pas ici, il n’y a que des borborygmes stridents, des rires, des cris, des pleurs et des lambeaux de langage. Que dit l’homme ? « Ich ! », un Je qui le réduit à son égocentrisme centripète. La femme ? « Danke dir ! » accusant sa soumission. La théâtralité n’est plus dans le dialogue mais dans son impuissance et que le corps trahit plus surement. Pina Baush plonge dans l’inconscient de nos rapports, l’inavoué et l’inavouable, le transgressif, qu’elle sublime et transfigure par cette danse organique et outragée, outrageante pour le danseur, pour le spectateur, cette transe fébrile, sans souci de sa beauté mais dans celui de la vérité du mouvement jaillissant, éjaculatoire et saccadé, austère et râpeux, mouvement toujours brisé qui sait, lui, combien trahissant il crée le trouble, révéle la monstruosité en chacun de nous. Réitération du mouvement, du geste battu et rebattu, une longueur des séquences magnifiquement exaspérante qui n’a d’égale que leurs densités fébriles et palpables, prolongées, répétées, explorées pour d’infimes variations, jusqu’au paroxisme avant son épuisement et son recommencement. Au risque assumée et volontaire de la saturation. Le geste n’est plus métaphore, illustration, mais la transcription exacte, sensible et brute d’un état brut, dépouillé dés lors de tout artifice.

L’exigence phénoménale, l’intransigeance sans concession, l’engagement que demande cette pièce de Pina Baush ne semble pas avoir effrayé les danseurs de l’Opéra de Paris qui s’en empare avec une détermination rageuse et obstinée sans faille. L’énergie rude, la violence des sentiments, la tension exacerbée des rapports, adossé à la maîtrise d’une technique qui accepte de faillir et de s’abandonner, est aussi effrayant à regarder que fascinant à observer. On ne sait si depuis sa création il y a eu perdition, peut être et sans doute, c’est normal, mais pour ceux qui découvre cette pièce que l’on peut considérer comme majeure dans le paysage chorégraphique, actant son intemporalité, vous saute aux yeux combien Pina Bausch, la dame en noir de Wuppertal, était d’une radicalité dans son propos visionnaire et lucide à la fois sur le tragique et l’ambivalence de notre condition humaine et que son art traduisait au plus juste, au plus près, sans concession. Révélation spectaculaire de cette re-création, Koharu Yamamoto. Cette danseuse d’origine japonaise, ne correspondant nullement aux canons usuels de la ballerine de l’Opéra de Paris, petit tanagra aux joues rondes qui ne déparerait pas dans la compagnie de Wuppertal, en impose par son engagement absolu et assuré dans ce rôle d’une grande complexité, donnant corps à l’indicible des sentiments les plus violents, les plus contradictoires. Une fragilité apparente qui recèle une force peu commune dans l’accomplissement d’une partition qui demande autant d’énergie, et d’abandon que de maîtrise et une théâtralité augmentée à laquelle elle s’abandonne. Le couple qu’elle forme avec Alexandre Boccara, marmoréen, habité d’une violence sourde, atteint l’excellence et porte cette œuvre immarcessible au sommet.

 

© Agathe Poupeney

 

 

Barbe-bleue, en écoutant un enregistrement sur bande magnétique de l’opéra de Béla Bartok le château de Barbe-Bleue, chorégraphie et mise en scène de Pina Baush

Scénographie et costumes : Rolf Borzik

Collaboration : Rolf Borzik, Marion Cito, Hans Pop

Musique enregistrée : d’après un enregistrement sur bande magnétique de l’opéra de Béla Bartok le château de Barbe-Bleue

Directrice artistique : Beatrice Libonati

Direction des répétitions : Michael Carter, Silvia Farias Heredia, Lucas Lopes Pereira, Sara Valenti

Adaptation de la scènographie : Gerburg Stoffel

Adaptation des costumes : Petra Leidner

Conseil son : Andreas Eisenschneider, Karsten Fischer

Adaptation de la lumière : Fernando Jacon

 

Avec les Etoiles, les premières danseuses, les premiers danseurs et le corps de ballet de l’Opéra National de Paris

Barbe-Bleue : Alexandre Boccara

Judith : Kaharu Yamamoto

Alice Catonnet, Naïs Duboscq, Lydie Vareilhes, Camille de Bellefon, Lucie Devignes, Lilian Di Plazza, Lucie Fenwick , Marion Gautier de Charnacé, Amélie Joannides, Felicie Cunat

Francesco Murat, Yann Chailloux, Alexandre Gasse, Axel Ibot, Fabien Révillon, Yvon Demol, Hugo Vigliotti, Max Darlington, Osiris Onambele Ngono, Baptiste Bénière

 

Jusqu’au 14 juillet 2024

Durée 1h50 sans entracte

 

Palais Garnier

Place de l’Opéra

75009 Paris

 

Réservations : www.operadeparis.fr

 

 

 

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