À l'affiche, Critiques // Baal de Bertolt Brecht, mise en scène Christine Letailleur, Théâtre de la Colline

Baal de Bertolt Brecht, mise en scène Christine Letailleur, Théâtre de la Colline

Avr 28, 2017 | Commentaires fermés sur Baal de Bertolt Brecht, mise en scène Christine Letailleur, Théâtre de la Colline

ƒƒƒ article de Corinne François-Denève

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© Brigitte Enguérand

Brecht est décidément dans l’air du temps… On remonte son Arturo Ui comme pour avertir de quelque chose. De quoi donc ? On se le demande. Ce Brecht-là est toutefois d’une autre trempe. Lorsque le dramaturge bavarois écrit Baal, en 1918, à vingt ans, il n’est pas encore ce petit fonctionnaire théâtral et binoclard qui revendique un théâtre didactique et distancié. Il se rêve poète, connaît par cœur son Rimbaud, son Kleist, son Goethe, son August Stramm. Baal leur ressemble. Gamin insupportable qui tutoie l’idéal, refuse le « commerce du monde », mais est toujours en quête d’argent, il boit du schnaps, baise des vierges, plongeant dans l’inconnu pour trouver du nouveau, sûr de sa damnation, mais espérant quand même. Brecht ne cessera de revenir à cette pièce, la retravaillant jusque dans les années 50. Au début de ce Baal, Letailleur semble d’ailleurs faire du personnage de Brecht le héros cinématographique d’un « On the road » façon « hobo » avant, imperceptiblement, de faire glisser l’action dans un cadre plus berlinois, plus années folles – c’est la deuxième version de 1919, dans une traduction d’Eloi Recoing, qu’a choisie la metteuse en scène.

Théâtre d’images

Pour « fixer les vertiges » de ce vagabond aux semelles de vent, Christine Letailleur fait également le choix d’un théâtre d’images spectaculaire et splendide. Les tableaux se succèdent, alternant entre des nocturnes à la Georges de la Tour, des jeux d’ombre dignes du Greco, des hommages à Georg Wilhelm Pabst et à Fritz Lang, des souvenirs de Lotte Lenya et de L’Opéra de quat’sous. La virtuosité est tellement remarquable, tout au long des deux heures et demie que dure le spectacle, qu’on finit d’ailleurs presque par se détacher de ces belles vignettes, « peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires » qui finissent par laisser froid, à force de beauté surhumaine et glacée. Demeure cependant dans la rétine une vision, hallucinatoire, qui fait monter les larmes aux yeux. Sans doute parce que Brecht ne sait composer que des personnages féminins sommaires et caricaturaux, allégories brutes de la mère ou de la putain, Christine Letailleur a peut-être voulu rédimer ce deuxième sexe maltraité, violenté, humilié – même par un Baal qui, poète baudelairien, ne veut connaître que la boue du sexe. Dans une scène sans paroles, sous une lumière crue et rouge, pendant une minute, elle exhibe la douleur et la violence de la condition féminine, donnant à voir des femmes maudites, soumises au désir des hommes, ou maudites d’avoir reçu le don terrible de pouvoir enfanter.

Corps céleste

Si la distribution féminine est à ce titre impeccable, arrivant à apporter une grâce fragile, parfois enfantine, à ces personnages difficiles, force est de constater que ce Baal repose surtout sur son acteur principal. A ce rôle de vagabond aux semelles de vent, de clochard céleste, Stanislas Nordey offre son corps. Un corps christique, sublime, magnifique de maigreur musculeuse, miraculeux de forces vives. Proférant son texte, un texte dense, cru et lyrique, il ne semble retenu sur terre que par des fils ténus, dansant sa partition d’Ariel chuté des nuages, qui aspire à y remonter – en vain. Fildefériste funambule, danseur dont les moindres gestes relèvent de la cérémonie, il irradie d’intelligence animale, de vigueur primaire, de maîtrise instinctive.

Brecht disait de son personnage : « Baal est une nature ni particulièrement comique ni particulièrement tragique. Il a le sérieux de la bête. » Rarement acteur aura mieux compris ce qu’il devait interpréter. Quand, la pièce finie, Nordey vient saluer, un sourire éclatant aux lèvres, les grands compas de ses jambes avalant en quatre foulées l’espace immense du plateau, heureux d’avoir joué, qu’il bondit de nouveau en coulisses, abandonnant l’arène de la scène à un repos bienvenu, et les spectateurs à leurs vies si atrocement quotidiennes, on sait qu’il appartient à la race des grands fauves qu’il faut avoir vus au moins une fois dans une vie de théâtre.

Baal
De Bertolt Brecht
Mise en scène Christine Letailleur
Avec Youssouf Abi‑Ayad, Clément Barthelet, Fanny Blondeau, Philippe Cherdel, Vincent Dissez, Valentine Gérard, Manuel Garcie‑Kilian, Emma Liégeois, Stanislas Nordey, Karine Piveteau, Richard Sammut
Traduction Éloi Recoing
Scénographie Emmanuel Clolus et Christine Letailleur
Lumières Stéphane Colin
Son et musiques originales Manu Léonard
Vidéo Stéphane Pougnand
Assistante à la mise en scène Stéphanie Cosserat
Assistante à la dramaturgie Ophélia Pishkar
Assistante costumes Cécilia Galli

du 20 avril au 20 mai 2017

du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30 et le dimanche à 15h30
Tournée les 23 et 24 mai 2017 à la Maison de la Culture d’Amiens

durée environ 2h30

La Colline Théâtre national
15 rue Malte-Brun – 75020 Paris
M° Gambetta
Réservation 01 44 62 52 52
www.lacolline.fr

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