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Augures, conception, texte et mise en scène de Chrystèle Khodr, à la MC93 – Bobigny

Avr 19, 2023 | Commentaires fermés sur Augures, conception, texte et mise en scène de Chrystèle Khodr, à la MC93 – Bobigny

ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot

Au sol un rectangle gris lumineux se détachant sur la grisaille chamarrée de la scène, et les étoffes jaune doré, aubergine et framboise des deux actrices comme autant de coups de pinceaux. Si la référence à Rothko vient, c’est qu’Augures possède cette qualité méditative propre au toiles du peintre : on est happé immédiatement, on plonge irrémédiablement dans l’épopée sensible et fragile de deux cœurs vaillants traversant l’histoire du théâtre libanais. C’est une affaire de temps, celui de la remémoration, des souvenirs heureux et tragiques, enchâssé dans celui de la représentation présente. Quelque chose d’indicible se dépose, comme la poussière après l’événement, au fil de la conversation qu’entretiennent Hanane Haji Ali et Randa Asmar avec le public, quelque chose qui, pour étranger qu’il paraît être, nous touche profondément et irrésistiblement. Comparant leur parcours, leurs études théâtrales, leurs chapelles esthétiques, elles racontent la vie d’un théâtre malmené, et font théâtre de ce récit de combat dans un jeu de masques qui navigue entre duel courtois et complicité ludique. Car ces deux actrices sont emblématiques de l’histoire du Liban, de ses multiples guerres, y compris et surtout civiles sur fond de rivalité politique et confessionnelle conduisant à la segmentation de Beyrouth entre Est et Ouest, comme une réplique de ces autres villes divisées (Berlin, Jérusalem).

Avec Augures ce n’est pas seulement l’opportunité de découvrir une autre histoire du théâtre qui est proposée, c’est aussi, de manière infiniment subtile, la rencontre avec une autre tradition théâtrale, où le corps n’aurait pas disparu comme dans le théâtre occidental, corps ici modelé par la danse, la pantomime, le masque, agi et stylisé poétiquement tout comme la voix, non réduite à une imitation naturaliste, capable de chanter et de déclamer. Il y a une beauté immédiate, qui ne nécessite aucune traduction, dans cette présence entière qui dessine un geste et sait porter l’ineffable. Comme cette prière chantée dans un abri, mère et fille sous les bombes, tête de l’une posée sur les genoux de l’autre, comme cette marche chaloupant de vieille femme entre les rangs d’un théâtre. Ce portrait d’actrices, sous la plume et le pinceau de la mise en scène de Chrystèle Khodr, se forme tel un dévoilement, comme si ce qui avait nourri et modelé ces êtres de théâtre devait progressivement s’effacer pour laisser enfin apparaître ces êtres tout à la fois fragiles et pugnaces que leurs brillantes carrières artistiques pourraient occulter. Dans une bouleversante anaphore, « à la fin ce qui reste », déblayant les décombres d’un milieu théâtral décimé, théâtres occupés désormais par une chaîne de restaurants, par une agence de voyage low-cost…, Chrystèle Khodr nous signifie que les acteurs en sont la vivante mémoire. Et que le théâtre est, comme nous le rappelait Maxime Kurvers avec sa Naissance de la tragédie, essentiellement témoignage, rappelant aux vivants les morts qui les précédèrent, que le théâtre ne saurait être une table rase, que sa divination réside justement dans sa capacité à raconter et faire vivre le passé. De là cette émotion qui nous remplit et nous submerge tout au long d’Augures, ces deux actrices telles deux vestales, primesautières et dignes, graves et rieuses, magnifiques, contrastées comme l’histoire qu’elles traversèrent, et enfin cette évidence : si la guerre instaure la partition d’un pays, d’une ville, c’est alors au théâtre de déployer et jouer cette autre partition, texte de douleur et de courage, poème de vie, et par ce geste même, essentiel, et pourtant inutile s’il s’agit de changer le monde, pour le moins de lui trouver un sens humain. Et de partage.