© Guergana Damianova
ƒƒƒ article de Sylvie Boursier
Entre des noces brutalement interrompues et une fuite « à l’anglaise », l’Ariodante de Robert Carsen nous rappelle que l’amour ne suit jamais un cours régulier. Lumineuse, simple et cruelle, sa mise en scène repose sur un constat amer : tout est affaire de faux-semblants et de fakes news dans une société du spectacle qui lynche en place publique. Sa proposition, légère et gracieuse, tutoie en permanence la tragédie au second et troisième acte avec un happy end en forme de pied de nez.
Le prince Ariodante est promis à Ginevra, la fille du roi d’Ecosse. Polinesso, duc d’Albany, un homme avide de pouvoir qui convoite aussi Ginevra, lui fait croire que sa belle lui est infidèle. Pour cela, il manipule Dalinda, la dame d’honneur de Ginevra, déguisée avec les habits de sa maîtresse… Ariodante tente alors de se suicider tandis que Ginevra est accusée à tort et rejetée par son père. Elle en perd la raison, au final le mariage interrompu vire à l’enterrement de la monarchie anglaise…
So british, le décorum rappelle étrangement le Balmoral muséal des Windsor avec ses lustres gigantesques, ses têtes de cerfs montées en trophées et ses motifs trilobés, avec ses tartans de laine à carreaux aux lignes horizontales et verticales, ses chintz, typiques des cottages anglais, ses boiseries cossues. Le décor tout en vert, de l’émeraude à l’olive en passant par le vert sapin, joue de la profondeur, la chambre de Ginevra, pivote sur la bibliothèque du roi et s’ouvre sur la salle de bal. On célèbre le tea time, aux effluves de Bourbon sous la devise « honni soit qui mal y pense » (quelle ironie !) d’un ordre de chevalerie britannique encore existant, celui de la jarretière. L’espace se retreint devant le rideau de scène lors des nombreux récitatifs, merveilleusement accompagnés par l’orchestre Pygmalion avec ses bassons pianissimo, ses violons en nappes sonores et ses pizzicati.
Robert Carsen revisite le thème de la meute, avec l’apparition constante d’une horde de journalistes aux abois dans une véritable chasse à l’homme. Le noir Polinesso va habilement utiliser la presse à scandale (Daily Mail et Sunday Telegraph) pour salir la réputation de Ginevra, reniée par son père. Tout est affaire de décor dans une société où, comme chantait Guy Béart « le premier qui dit la vérité sera exécuté ». La direction d’acteurs déplie avec finesse la solitude des personnages. On les voit changer, perdre leurs illusions, entrer dans l’âge adulte avec leurs failles, leurs échecs, leurs renoncements, à mesure que l’espace se dépouille, s’élargit en alcôves bleutées et s’obscurcit. Ginevra, un peu cruche au début, devient plus intense et émouvante tandis que chacun est livré aux errements moribonds. L’épilogue montre le début de toute chose après la catastrophe, l’irrémédiable changement de peau, les kilts et autres jupes ridicules sont purement et simplement jetés à la poubelle tandis que Balmoral se fige en musée Grévin pour touristes à selfies.
Ariodante nous invite à danser le désenchantement du monde, le ballet du second acte, cauchemardesque, voit s’affronter les Ariodante et les Polinesso en kilt écossais, tels des vautours autour du lit de Ginetta. Cecilia Molinari au physique androgyne, captive le public par sa douceur, sa fraîcheur et la finesse de ses variations chromatiques. Elle nous bouleverse dans le « Scherza infida », véritable chant funèbre, ode à la nuit insondable. Christophe Demaux, cigarette au bec et scotch à la main, passe du rauque aux vocalises aigües avec sa voix de poitrine, il apporte au rôle du fourbe une délicieuse perversité. Sabine Devieilhe en manipulatrice arriviste, a un charme fou, coquine et mutine elle déploie un jeu incroyable avec une tessiture sensuelle de soprane. Jacqueline Stucker en Ginevra, jetée en pâture à la meute sanguinaire, maîtrise son émotion et fait résonner le chant haendélien, miracle de subtilité à chaque instant.
Robert Carsen, en esthète des lumières, du décor et des costumes, livre une version raffinée, drôle et transgressive de l’œuvre dans un monde dominé par les tabloïds, n’oublions pas la mort de la princesse Diana, la mère de William, dans un accident de voiture à Paris en 1997, après une poursuite à grande vitesse par des photographes. Quant à Raphaël Pichon il insuffle à l’orchestre Pygmalion une dynamique virevoltante grâce à des tempi vifs, avec toutes les subtilités de la musique haendélienne, un enchantement !
© Guergana Damianova
Ariodante de Georg Friedrich Haendel
Direction musicale : Raphaël Pichon
Mise en scène : Robert Carsen
Décors : Robert Carsen et Luis F. Carvahlo
Costumes : Luis F. Carvahlo
Lumières : Robert Carsen et Peter Van Praet
Chorégraphie : Nicolas Paul
Chef de chœurs : Alessandro Di Stefano
Orchestre Pygmalion et chœurs de l’Opéra National de Paris
Avec : Luca Tittoto, Jacquelyne Stucker, Cecilia Molinari, Ru Charlesworth, Christophe Dumaux, Sabine Devieilhe, Enrico Casari
Durée totale : 3h55
Les 24, 26, 29 septembre
Les 1, 3, 7, 9, 12 octobre 2025 à 19h, le dimanche à 14h
Palais Garnier
Place de l’Opéra
75009 Paris
Réservation : 08 92 89 90 90
www.operadeparis.fr
comment closed