© Sanka Juku -DR
ƒ article de Denis Sanglard
Il y a quelque chose du malentendu dans la perception que nous avons de la compagnie Sankai Juku. Comme un exercice d’admiration obligée devant cette compagnie et sa danse considérée comme représentante du butô. C’est l’arbre qui cache la forêt. Certes cette création, comme toutes les autres jusqu’à ce jour, est d’une grande et hiératique beauté. Jusqu’à l’ennui. Pas aussi flamboyante que les premières, Graine de kumquat en 1978 qui nous les révéla, Unetsu en 1986 qui affirma son univers singulier. Il y a quelque chose de l’usure, de la répétition mécanique. Certes tout y est parfait, tout y est contrôlé. Mais cela sonne creux. Du butô il ne reste rien que quelques oripeaux, des lambeaux vides de sens pour habiller un corps absent. De cette danse considérée à tort et toujours comme post-Hiroshima, qui plonge pourtant dès son émergence ses racines entre l’expressionisme allemand et le surréalisme français, le théâtre de la cruauté d’Artaud et la subversion de Genêt, profondément et irréductiblement organique, intérieure, chaotique, de cette « danse des ténèbres » il ne reste ici qu’une surface soigneusement poncée, lissée de toute aspérité. Quelque chose d’esthétisant, ce que n’est pas et à quoi se refuse le butô, et désormais vide de son sens premier. Le mouvement, le corps est évidé de sa substance, de sa chair tremblante mise à nue. De la raucité du butô, de son empreinte écorchée, de sa cruauté grotesque, des corps blêmes en métamorphose il ne reste rien, que quelques emprunts devenus clichés, rictus comme empreintes vagues et sans plus de signification et devenue une esthétique dépouillée, débarrassée de son contenu le plus profond, voire inconscient. D’une danse qui n’est plus ici que l’ombre pâle d’elle-même. Aux cris muets pas d’autre écho que le vide. Aux bras tendus vers le ciel, nulle réponse apportée. À la lenteur ne répond que la lenteur. Rien de cette présence tragique et absolue au monde, ancrée au sol dont elle puise énergie et concentration. Le butô ne cesse de se réinventer depuis ces deux fondateurs, Tatsumi Hijikata et Kazuo Ohno. Autant de butô que de danseurs dit-on, chacun porteur à l’aune de sa personnalité d’une vision du monde. Mais reliés dans un seul élan par une même quête, une même interrogation brûlante et vitale et dont Ushio Amagatsu répond à sa façon. Mais est-ce encore du butô ? Ce qui fait ici s’extasier une salle en apnée ne doit pas nous leurrer. C’est du butô pour occidentaux. Un ersatz pas très loin, à leurs yeux, d’un exotisme japonais de pacotille pour qui le butô c’est ça, sans doute, cette esthétique somptuaire débarbouillée de sa crasse originelle et dont ils ignorent tout. L’arbre qui cache la forêt… D’autres compagnies existent, d’autres danseurs tentent de survivre, des festivals parfois éphémères surgissent, porteurs d’une danse toujours âpre et sans concession, hors des circuits subventionnés. Il faut la curiosité de s’y pencher pour découvrir que le butô n’a rien perdu de sa subversion et que loin de se diluer, s’appropriant d’autres univers, il ne cesse de renaître, voire de nourrir la danse contemporaine (on pense à Boris Charmatz). Arc est un bel objet chorégraphique il est vrai. Rien qu’un bel objet. Ne dénions pas à Ushio Amagatsu sa sincérité et sa vérité, son réel talent et son apport dans le champ de la danse contemporaine. Mais le butô est plus qu’une esthétique, se doit d’être plus qu’un paysage. C’est une façon d’être au monde. Non à côté.
© Sanka Juku -DR
Arc, mise en scène, chorégraphie et conception Ushio Amagatsu
Scénographie d’après Atterrissage et amerrissage de Natsuyuki Nakanishi
Musique Takashi Kako, Yas-Kaz, Yoichiro Yoshikawa
Assistant mise en scène Semimaru
Lumières Genta Iwamura, Satoru Suzuki
Son Aikira Aikawa
Avec Semimaru, Sho Takeuchi, Akihito Ichihara, Dai Matsuoka, Norihito Ishii, Shunsuke Momoki, Taiki Iwamoto, Makoto Takase
Du 29 avril au 4 mai à 20h
Durée du spectacle 1h15 sans entracte
Théâtre des Champs-Élysées
15 avenue Montaigne
75008 Paris
Réservations 01 42 74 22 77
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