© Cordula Treml
ƒƒƒ article d’Emmanuelle Saulnier
Il est toujours émouvant d’assister à la création mondiale d’un compositeur contemporain, et, quand ledit compositeur s’intéresse aux grandes figures féminines antiques ou mythologiques du théâtre, l’intérêt et l’attente ne peuvent être que redoublés.
En effet, après avoir revisité les mythiques Médée (Medeamaterial, d’après Heiner Müller en 1992) et Penthésilée (Penthesilea, en 2015), Pascal Dusapin refait vivre le drame d’Antigone, qui a déjà inspiré tant d’auteurs depuis Sophocle. Une héroïne qui ne peut pourtant qu’inspirer une relecture à l’époque actuelle, et dont le geste de résistance radical est sans doute plus facile à comprendre que ceux de Médée et Penthésilée ou dans l’identification qu’il peut susciter. À la différence de ses deux « sœurs » tragiques, ce n’est pas l’amour déçu qui entraîne le drame, c’est au contraire l’amour qui est sacrifié au nom de valeurs plus nobles, de l’éthique et de la morale.
L’insoumission d’Antigone au roi Créon, qui aurait dû devenir son futur beau-père, n’a jamais paru aussi assumée que dans cet « operatorio » selon le mot choisi par Pascal Dusapin (pour situer certaines de ses œuvres entre l’opéra et l’oratorio, comme Melancholia et Il viaggio, Dante), lequel a composé sa partition en faisant le choix de la langue allemande (la traduction de Friedrich Hölderlin) pour le chant et en condensant le texte, pour ne garder que l’essentiel. Ce choix qui ne relevait pas de l’évidence est d’une grande puissance et fonctionne très bien avec les pupitres qu’il privilégie (cordes frottées, instruments à vent et percussions) et certains instruments solistes tels que le basson, la harpe, les wood-blocks et surtout la flûte alto, dont les accents orientaux semblent annoncer curieusement ou servir de double à Antigone. Le sens nous a, à vrai dire, tout autant échappé que séduite.
Antigone, est une héroïne bien contemporaine finalement. Une femme qui n’accepte pas, ou plus, la soumission. Une femme qui agit (c’est elle même qui enterre Polynice) sans le secours de quiconque (ni de sa sœur Ismène, ni de son fiancé Hémon). Antigone, une femme qui crache à la figure de son roi, qui n’est qu’un homme étalant sa faiblesse par sa radicalité haineuse. Un dictateur, sur le plan politique comme le suggère son premier costume (entièrement noir mais à la coupe militaire et médailles sur la poitrine) et les micros et écrans reproduisant son image (partiellement brouillée) et son discours (de propagande), ainsi qu’un despote familial, intime, un représentant de plus du patriarcat. Antigone qui assume certes son destin, mais n’est en fait au final qu’une victime de plus.
Christel Loetzsch est toutes ces Antigone. Droite et fière comme les colonnes épurées qu’a dressé derrière elle, sur un plateau surélevé dans la salle Boulez, la metteuse en scène Netia Jones, qui y projette des vidéos de toute beauté. Elle n’est pas la jeune fille frêle à la parole comptée qui la représente souvent et dont on aurait pu dès lors imaginer que le compositeur confie le rôle à une soprane. Le choix d’une mezzo-soprano permet ainsi de donner une autre couleur à ce personnage central, et d’en faire une femme plus forte encore. Accompagnée par la fougueuse direction du chef finlandais Klaus Mäkelä, Christel Loetzsch occupe tout l’espace par sa présence scénique et sa tessiture, aussi à l’aide dans les aigus pouvant aller jusqu’au cri que dans les graves se muant en murmure caverneux. Le baryton-basse, Tómas Tómasson, est à ses côtés un Créon non moins impressionnant. Lui aussi s’impose au plateau tant sur le plan vocal que de son jeu, d’abord tyran, puis misérable. Tout le reste de la distribution est à l’unisson de ces rôles principaux aussi parfaits dans le lyrisme que dans le parlé-chanté : la soprane Anna Prohaska en peureuse Ismène ; le ténor Thomas Atkins en Hémon délicat ; la basse Edwin Crossley-Mercer impeccable en Tirésias affublé d’un casque de réalité virtuelle (unique plaisanterie scénographique pleine de sens) ; le baryton Jarrett Ott en Messager et enfin le brillant haute-contre Serge Kadudji (qui nous avait beaucoup moins émue dans le Procès Pelicot de Milo Rau à Avignon cet été 2025) qui remplaçait Andrew Watts dans le rôle final du Coryphée.
Pascal Dusapin a confessé qu’il aurait mis plus de cinquante ans à écrire cette Antigone (contrairement à la version officielle du livret qui indique 2022-2024) qui est sa onzième œuvre opératique. On imaginerait bien l’élève de Xenakis s’emparer du personnage de Lysistrata pour sa prochaine douzième œuvre ! On attend par ailleurs avec beaucoup d’impatience et de curiosité les prochaines interventions de Netia Jones à la Philharmonie où elle est cette saison « artiste en résonance », tant son travail sur Antigone nous a enthousiasmée.
© Cordula Treml
Antigone, de Pascal Dusapin, d’après la tragédie de Sophocle
Musique et livret (d’après la traduction allemande d’Hölderlin) : Pascal Dusapin
Direction musicale : Klaus Mäkelä
Mise en scène, création costumes, création dispositif : Netia Jones
Conception vidéo : Lightmap
Création lumière : Éric Soyer
Collaboration à la mise en scène : Glen Sheppard
Technique vidéo : Marc Lavallée
Collaboration aux costumes : Sukie Kirk
Dispositif électroacoustique : Thierry Coduys
Chef de chant : Yoan Héreau
Chef assistant : Nicolas André
Avec : Christel Loetzsch, Anna Prohaska, Tómas Tómasson, Jarrett Ott, Thomas Atkins, Edwin Crossley-Mercer, Serge Kadudji
Et : Natalia Cellier (comédienne) ; Cosma Moïssakis, Joseph Raynaud-Palombe (enfants en alternance)
Et l’Orchestre de Paris
Jusqu’au 9 octobre 2025 à la Philharmonie de Paris, à 20h
Durée : 1h40
Diffusion sur France Musique le 29 octobre 2025 à 20h, puis sur Arte Concert
Philharmonie de Paris
Grande salle Pierre Boulez
221 avenue Jean-Jaurès
75019 Paris
www.philarmoniedeparis.fr
Réservations : 01 44 84 44 84
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