Antigone à Molenbeek © Simon Gosselin
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
De dévisager le contemporain au regard de nos figures mythiques.
Ainsi pourrait être sous-titré le diptyque que nous propose Guy Cassiers à la MC93, deux textes qui ricochent sur la surface de l’actualité pour en crever les faux-semblants. Deux textes, deux monologues, dont l’écriture diverge autant par leur nature que par leur point de vue : le premier, Antigone à Molenbeek de Stefan Hertmans, est au plus près de son sujet, à tous les sens du terme : au plus près de l’histoire qu’il raconte mais aussi du sujet en charge de sa mise en récit, Nouria, collant à une réalité si proche de nos yeux qu’il serait presque impossible de la détourer : les attentats terroristes ; le second, Tirésias, extrait d’un recueil poétique de Kae Tempest, comme l’embrassement de l’humanité dans une largeur qui semble illimitée, vision infinie, de son passé, de son présent, de son futur, s’incarnant dans un adolescent, se métamorphosant en femme, compagne, mère, puis à nouveau en homme, prophète. Ineffable poème comme une déclaration dont l’identité du sujet serait constamment mouvante (fluide dirions-nous selon les termes actuels mais sans le réduire aux questions de genre).
D’Antigone à Molenbeek, on retiendra la ténuité, la fragilité, la douceur quand bien même elle s’arme de volonté et de détermination. Bien sûr l’usage du micro HF facilite cette sensation de proximité, mais il faut reconnaître à Ghita Serraj cette écoute et cette parole capables de saisir le récit à flanc de nerf dans le temps présent du plateau. Elle nous tient, et si l’on peut avoir quelques réserves sur le texte qui s’enferme et se réduit progressivement à une réalité sourde et aveugle comme un manque d’ambition poétique, Ghita Serraj nous fait entendre au-delà de la synonymie des situations de départ (un cadavre sans sépulture) ce que c’est qu’être une sœur, par cette délicatesse, cette évidence, qui n’ont pas besoin de se faire remarquer ni même de s’exprimer mais qui remplissent l’élan de chacune de ses paroles. De cette vibration, souterraine et souveraine, de cette fraternité à l’échelle familiale comme le motif premier de toute fraternité humaine, de cet amour, on se sent complètement remué.
Dans le savant équilibre des images vidéo, de la musique, et du texte porté par les actrices, Guy Cassiers entrelace les formes et crée un dispositif capable de développer la réception du spectateur au-delà de la simple compréhension. Ainsi de la musique de Chostakovitch, interprétée sur scène par les musiciens du Quatuor Debussy, qui jamais ne tombe dans l’illustration ou le sentimentalisme. Non, cette musique s’immisce sensiblement et se retire avec la même organicité que si elle dialoguait avec l’espace et le temps scéniques. Pour Antigone à Molenbeek, elle se déploie telle une puissante caresse consolatrice.
Musiciens dont le geste sera suspendu d’entrée de jeu par une Valérie Dréville, magistrale, au service du texte sidérant de Kae Tempest. Tirésias. Que c’est beau ce suspens dans lequel s’engouffre la parole de la comédienne, comme une brèche dans le temps ! Rarement instant de théâtre aura paru plus juste. Qu’elle est belle Valérie Dréville, que l’on sent en travail de bout en bout, accouchant de ces vérités nouvelles que seule la poésie peut arracher en quelques mots ! Elle est multiple, elle est entière, elle est là et ailleurs. Elle est debout devant ces tables transparentes, où les images se forment, se superposent, s’abîment, s’écoulent, telles l’établi du devin. On n’est pas prêt d’oublier ses longs bras tels des serpents s’accouplant, et ce visage se putréfiant sous les assauts du temps. La parole irréductible de Kae Tempest ne pouvait pas trouver plus légitime profératrice. L’intelligence de Guy Cassiers travaillant à la polysémie et à l’ouverture des sens et du sens ne pouvait pas trouver plus bouleversant.e aut.eur.rice.
Tandis que la lumière se meurt au plateau, les musiciens et leurs instruments s’affaissent lentement jusqu’à se retrouver couchés au sol, et dans l’écho des derniers mots, l’âme du spectateur se souleva encore une fois, magnifiquement, comme le ressac d’une émotion qui avait débordé les idées et renversé les corps.
Tirésias © Simon Gosselin
Antigone à Molenbeek, mise en scène Guy Cassiers
Texte Stefan Hertmans, traduction Emmanuelle Tardif
Avec Ghita Serraj
Tirésias, mise en scène Guy Cassiers
Texte Kae Tempest, sélection de poèmes tirés du recueil Hold your own
Traduction D’ de Kabal et Louise Bartlett
Avec Valérie Dréville
Assistant à la mise en scène Benoît de Leersnyder
Scénographie et vidéo Charlotte Bouckaert
Lumières Fabiana Piccioli
Musique Dmitri Chostakovitch (quatuors à cordes n°8, 11 et 15)
Interprétation version live Quatuor Debussy : Christophe Collette, Emmanuel
Bernard (violons), Vincent Deprecq (alto), Cédric Conchon (violoncelle)
Durée : 2 h 45, entracte inclus
Du 5 au 14 novembre 2021
A 20 h sauf samedi 18 h, et jeudi, dimanche 16 h
MC93 — maison de la culture de Seine-Saint-Denis
9 boulevard Lénine
93000 Bobigny
Tél : +33 (0)1 41 60 72 72
Création :
Les Nuits de Fourvière (version live)
11 juin 2021 – 13 juin 2021
En tournée :
Théâtre national de Bretagne, Rennes
24 novembre 2021 – 27 novembre 2021
Maillon, Théâtre de Strasbourg — Scène européenne
1 décembre 2021 – 3 décembre 2021
Points communs — Cergy-Pontoise / Val d’Oise
7 décembre 2021 – 8 décembre 2021
La Comédie de Valence, CDN Drôme-Ardèche (version live)
5 janvier 2022 – 6 janvier 2022
Le phénix scène nationale Valenciennes
12 janvier 2022 – 13 janvier 2022
Maison de la Culture d’Amiens (version live)
17 janvier 2022 – 18 janvier 2022
Vidy-Lausanne
26 janvier 2022 – 29 janvier 2022
Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence (version live)
2 février 2022 – 3 février 2022
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