À l'affiche, Critiques // Annette oratorio, conçu et réalisé à partir des carnets d’Annette Libotte, par Pascale Nandillon et Frédéric Tétart au Théâtre des Quinconces – Le Mans

Annette oratorio, conçu et réalisé à partir des carnets d’Annette Libotte, par Pascale Nandillon et Frédéric Tétart au Théâtre des Quinconces – Le Mans

Mai 20, 2019 | Commentaires fermés sur Annette oratorio, conçu et réalisé à partir des carnets d’Annette Libotte, par Pascale Nandillon et Frédéric Tétart au Théâtre des Quinconces – Le Mans

 

© Yann Ledos

 

ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot

Rectangle creusé par les projecteurs, le plateau est occupé par deux femmes assises dans des fauteuils, un musicien à leur côté. Le plateau est cette zone de fouille tirée au cordeau, cette zone baignée de lumière où pourtant la nuit remue, comme un écho sourd au poème d’Henri Michaux, une nuit où affleure, hirsute, grasseyante, terreuse, rocailleuse, furieuse, taiseuse et volubile, éclatante, obscure et brillante, précieuse et grossière, cette voix d’outre-monde.

« Insi de mon tonbau

je sore

pour reqonqir se qe

je swi »

Les carnets d’Annette Libotte n’auraient probablement jamais dû être retrouvés et rendus publics : rédigés en 1941 et 1942 depuis l’hôpital psychiatrique de Schaerbeek, ils ne doivent leur préservation qu’à l’intérêt suscité pour l’Art brut sous l’impulsion de Jean Dubuffet.

La menace de l’oubli, de l’effacement, de la destruction, a été provisoirement suspendue mais elle imprègne la substance même de ces pages, leur procurant cette vibration émotive — à fendre l’âme —  qui nous saisit lorsque nous entrevoyons dans la disparition d’un seul être non seulement notre propre anéantissement mais aussi celui de l’espèce humaine. Car dans ces pages, il y a, affranchie de la grammaire de l’histoire et de la syntaxe du temps, toute l’humanité. Réduite dans ces carnets, se trouve, ramassée, resserrée, comme une feuille morte recroquevillée, toute une vie.

Comment exposer une écriture intime vouée à l’invisibilité ? Comment faire vivre une parole inventée comme la résurgence d’une langue morte ? Comment enfin donner corps à la voix des humbles sans la dénaturer ou se l’accaparer sous les traits d’un personnage ?

L’oratorio est le dispositif éthique qui permet la résolution de ces paradoxes.

En accueillant cette œuvre griffonnée en marge de la société humaine, l’oratorio est cette forme consolatrice donnant ses lettres de noblesse au poème d’une déclassée. Par ce choix esthétique, il y a réparation morale.

Sophie Pernette et Juliette de Massy, cheveux courts, longues jupes, semblent être assises, recluses, de tout temps. Dans une sorte d’anachronisme où le passé d’Annette se conjugue avec le temps présent des deux interprètes, leur sororité convoque l’ancien asile de femmes tout en diffractant le poème d’Annette dans ce chant qui rompt le fil du temps.

Avec Annette, comme avec Primo Levi et Robert Antelme, on saisit de manière bouleversante qu’appartenir à l’humanité, c’est avant tout persister jusqu’à la dernière extrémité à se raconter à d’autres hommes, c’est bâtir cette cathédrale invisible dont la fragile charpente est constituée de ces paroles où chacun se raconte sous le regard de l’autre. C’est par cet entrelacs de discours émiettés, de paroles retenues ou brisées, de pensées vertigineuses, car enjambées à grand renfort de raccourcis, qu’Annette s’adresse sans fin à cet autre qui par son écoute lui rendra sa part d’humanité

Par le simple fait que cette adresse, cette déclaration trouve enfin son auditoire, Annette rejoint alors par la grâce du théâtre et de son public cette humanité qui manquait à son appel.

« Gestre ome je Mer

J’inkarne ma

d’éqlarasion »

Le son est matière avant d’être sens : dans la bouche, ce sont des cailloux, des éclats de verre, de la boue, de l’eau claire… Les voix des interprètes chuchotent comme une petite voix intérieure, se coupent, se chevauchent, se répondent, s’invoquent, explosent et composent entre dissonance et ritournelle cette partition sonore, soutenue ou excitée par les improvisations électro-acoustiques de Frédéric Tétart. Et si le sens de la pensée périlleuse et impérieuse d’Annette nous échappe, ce sont alors ces harmonies lancinantes qui nous rattrapent et nous frappent en plein cœur dans leur stridence.

Annette nous rappelle que la langue est vivante et singulière quand bien même les académies n’auront de cesse de vouloir la figer et la dompter pour l’universaliser : elle mute, elle accouche de mots et de sens inconnus ou aujourd’hui disparus, elle invente sa grammaire, son rythme, ses sonorités, ses proximités, ses lieux communs.

Annette ravaude, reprise, coud, défait, refait, et avec l’aiguille de sa langue, raccommode son poème dans cette laine grossière, pleine d’accents, d’emportements, d’effondrements. Sophie Pernette et Juliette de Massy sont les deux ouvrières qui sans cesse remettent le métier à l’ouvrage.

De même que la partition musicale rejoindra à certains moments chant et déclamation pour se fondre alors dans d’irrésistibles mélodies, de même certains gestes ou postures des interprètes rejoindront pour quelques instants le corps glorieux d’Annette : un buste de femme penchée en avant, jupe retroussée sur la cuisse, une main massant la jambe. Ou bien cette cigarette allumée, goûtée puis partagée entre les deux femmes dans de merveilleuses volutes.

Ces instants recouvrent des éternités. Par la grâce de ces gestes survivants, ces instants nous révèlent fugitivement le corps sans âge, immuable, d’Annette, comme une empreinte formée dans l’épaisseur du temps, ou comme le surgissement d’un temps retrouvé.

À la fin du spectacle, devant un plateau vide, seul avec moi-même, il me reste la compréhension bouleversante de cette force héroïque portée par Annette. Car, qu’est-ce qu’être une femme, un homme, si ce n’est forger coûte que coûte ce récit d’une vie dont les événements nous échappent continuellement comme les justes mots nous feront toujours défaut pour nous raconter ?

 

© Yann Ledos

 

Annette oratorio, textes d’Annette Libotte

Adaptation, conception et réalisation : Pascale Nandillon et Frédéric Tétart

Voix Sophie Pernette

Chant Juliette de Massy

Musique Frédéric Tétart

Création lumière Soraya Sanhaji

Création logicielle Sébastien Rouiller

 

Du 10 au 11 mai 2019

Durée 1h10

 

 

LES QUINCONCES

Scène nationale du Mans

4 place des Jacobins

72000 Le Mans

www.quinconces-espal.com

 

 

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