© Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française
ƒ article de Denis Sanglard
Angels in America, vaste fresque des années Reagan, les années 80, et la volonté politique d’une restauration morale, des valeurs familiales, de l’instauration d’un libéralisme économique outrancier. Et l’apparition du sida et du militantisme gay. Le pays de la liberté et de la violence. Violence sociale, raciste, sexuelle que la maladie révèle et dénonce. Le destin croisé de Prior et Louis, amants confrontés à la maladie, de la lâcheté de ce dernier. De Joe et Harper, jeune couple mormon à la dérive. Joe qui découvre son homosexualité, Harper accro au valium. De Belize, infirmier militant, noir et homosexuel, confronté au racisme et à l’homophobie. Roy, avocat véreux, homophobe et homosexuel, « honteuse ». Tous se déchirent, s’aiment et se haïssent. Tous se battent contre eux-mêmes et contre la maladie. Le sida réveille les peurs, troue les ventres de trouille, déchaîne les passions et les colères. Réveille et convoque les fantômes qui attendent leur heure. Fait surgir les anges. Une vision entre réalisme et hallucination sous valium. Les palmiers poussent sur la banquise en plein Brooklyn. Tony Kushner brosse un portrait acide, âpre, des années 80 américaines. Et se joue avec malignité de la théâtralité. Cette pièce est un monstre, une chimère qui jongle avec les codes théâtraux. C’est du théâtre avant toute chose par sa forme hybride mais qui trouve son unité et sa raison par son propos percutant et pertinent.
Alors pourquoi Arnaud Desplechin en fait-il un mélodrame bourgeois bien intentionné ? Où est la folie qu’appelle ce texte dans ce que Tony Kushner nomme « une fantaisie gay » ? Où est l’humour acide et la démesure « camp » dans cette mise en scène plate et littérale et qui se traîne comme un jour sans pain ? Aucune imagination à défaut de fantaisie… Une volonté naturaliste, illustrative, sans relief, à contre-sens de cette œuvre faussement foutraque et qui s’apparente ici dans ces décors lourds et laids, réduits à l’essentiel, parfois à de simples rideaux noirs, à un soap pleurnichard là où l’on aurait souhaité un flamboyant torch song. L’émotion est là, oui, mais calibrée, convenue, sans empathie aucune. Attendue et jamais hors contexte. Et pourquoi donc avoir coupé ce texte de façon aussi lapidaire ? De plus de cinq heures on passe à trois heures trente à peine. La pièce est complexe c’est vrai mais de là à la réduire autant, même si l’essentiel des intrigues et des enjeux demeurent, c’est retirer à l’ensemble sa formidable et inventive construction qui ouvre à qui s’en saisit sans crainte un vaste champ de possible au point de vue scénique. Au risque également de cantonner les personnages au stéréotype. Là, on cherche en vain une saillie, une audace, une idée. Rien. Arnaud Desplechin ne décolle pas du texte, en oublie et lui retire son potentiel explosif, corrosif et même joyeux. Une vision plus cinématographique et sans génie que théâtrale et audacieuse. Ce qui n’arrange rien c’est que la mise en scène par son esthétique malingre et réduit à peau de chagrin dans cet ersatz des années 80 enferme le propos dans une époque et ne l’en sort pas. Or ce qui fait la force de cette pièce, paradoxalement, c’est de ne pas s’y cantonner. Il y a du visionnaire chez Kurshner. De Reagan à Trump peu de différences sinon que le pire était encore à venir et qu’il est là, désormais. Prémonition ou lucidité ? Roy Cohn, le vrai dont est tiré le personnage, fut l’avocat de Trump… Arnaud Desplechin est resté sourd ou peut-être démuni devant le militantisme, appelons ça comme ça, de l’auteur (juif, homosexuel et marxiste dixit). La pièce est aussi un manifeste queer qui pose aussi la question de sa mise en scène. Le constat d’Angels in America c’est que cette période n’est que le début pour l’Amérique d’un profond et radical tournant, ultra-libéral et religieux, que le sida révèle. Comme il fut un tournant dans le militantisme homosexuel. Chacun des personnages en est le reflet et la promesse. C’est tout ça que brasse Tony Kusner, résolument tourné vers l’avenir et que la pièce interroge. On aurait aimé dans cette mise en scène que s’engouffre, même en catimini, le vent mauvais de notre époque, héritière désarçonnée de ces années tragiques dont elle porte les stigmates. Non une version policée plus rasoir que tranchante malgré l’effort des comédiens, impeccables dans leurs rôles respectifs, sensibles, justes souvent mais sans éclats, comme bridés par la mise en scène empêchant toute folie et démesure. Ce qui manque au fond à Arnaud Desplechin ici c’est de ne pas avoir compris que cette pièce est une comédie, un boulevard flamboyant et crépusculaire, un torch song devenu donc épopée qui sublime et cristallise par contraste son sujet. Ou de ne pas avoir osé aller dans cette direction audacieuse au risque de l’échec. Point d’audace sur le plateau du Français mais un échec. Au Français les anges de Tony Kushner ont perdu quelques plumes…
© Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française
Angels in America de Tony Kushner
Texte français de Pierre Laville
Version scénique et mise en scène Arnaud Desplechin
Scénographie Rudy Sabounghi
Costumes Caroline de Vivaise
Lumière Bertrand Couderc
Son Sébastien Trouvé
Collaboration artistique Stéphanie Cléau
Assistanat à la mise en scène Stéphanie Leclercq
Assistanat à la scénographie et à la vidéo Julien Soulier
Assistanat aux costumes Magdaléna Calloc’h
Avec la troupe de la Comédie-Française :
Florence Viala, Michel Vuillermoz, Jérémie Lopez, Clément Hervieu-Leger, Christophe Montenez, Jennifer Decker, Dominique Blanc, Gaël Kamilindi
En alternance
Du 18 janvier au 27 mars 2020
Matinée à 14 h, soirée à 20 h 30
Calendrier complet sur www.comedie-française.fr
Comédie-Française
Salle Richelieu
Place Colette
75001 Paris
Réservations
Tous les jours de 11 h à 18 h au guichet Salle Richelieu
Téléphone 01 44 58 15 15
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