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Affaires familiales, conception, écriture et mise en scène d’Émilie Rousset, au Théâtre de la Bastille, Paris, dans le cadre du Festival d’Automne

Sep 23, 2025 | Commentaires fermés sur Affaires familiales, conception, écriture et mise en scène d’Émilie Rousset, au Théâtre de la Bastille, Paris, dans le cadre du Festival d’Automne

 

© Nadia Lauro

 

ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot

Un long et large ruban blanc, rythmé par des plis, des plateaux, des reliefs, des creux, recourbé à ses extrémités, pointant l’infini, traverse le public rangé de part et d’autre. Cet espace est matériel, élément de jeu où les corps dérivent, s’échouent ou ricochent tels des galets charriés par une force qui les dépasserait, mais tout autant immatériel, allégorique, semblable au rouleau d’un immémorial volumen déroulé sous nos yeux. Quelques ombres humaines le parsèment. Cohorte des justiciables s’écoulant dans le couloir temporel des pas perdus. Affaires familiales convoque ceci in medias res par un puissant synthétisme : une mise en tension du réel et de sa normalisation à travers la loi. C’est de ce conflit que naît le drame théâtral (comme il naquit avec Antigone à l’Antiquité).

Émilie Rousset et son équipe ont parcouru l’Europe pendant plusieurs mois, accumulant une matière filmée faite d’entretiens : de simples justiciables aux prises avec les procédures et les juridictions du droit de la famille, des avocates engagées à leur côté, sondant le fonctionnement de l’institution et l’état du droit au regard des avancées sociétales, frottant militance et règles procédurales, des parlementaires ou des associations investies dans les combats LGBT pour l’égalité des droits, ou dénonçant l’omerta sociétal qui couvre encore l’inceste. Ce qui est dans la marge et ce qui est dans l’ombre se retrouve ici éclairé. Cette matière dramaturgique, respectée à la lettre, vibrante et tumultueuse, empreinte des scories de son énonciation première, tâtonnant à certains endroits, se réajustant dans un processus de clarification à d’autres, est en tout cela éminemment humaine. L’existence est informe, quand la loi est, elle, la forme absolue aux arêtes vives dans lesquelles les vies doivent se fondre.

Affaires familiales procède d’une recherche comparatiste, et pas seulement au regard de la comparaison qui est faite avec la justice d’autres pays européens, mais bien plus encore, par la mise en abyme que produit le dispositif scénique et dramaturgique d’Émilie Rousset : les mots du procès juridique résonnent souvent avec ceux du processus théâtral. « L’avocat [n’est-il pas] celui qui écoute les récits et les met en forme » ? Le droit n’est-il pas aussi un exercice d’interprétation ? La justice n’est-elle pas fondée sur une croyance commune dans un récit ? Émilie Rousset déploie ainsi une subtile mise en relation qui émeut par la profondeur de l’intelligence qu’elle procure autant que par le récit des souffrances exposées. La mise en scène et la matière dramaturgique conversent ici dans une féconde réflexion, au sens optique comme intellectuel.

Les affaires familiales sont un théâtre de l’intime, du cercle privé. L’audience n’aura pas droit à la grande salle mais au petit bureau du JAF (juge des affaires familiales) nous rappelle la première intervenante, tout comme les entretiens filmés pour le besoin de ce spectacle eurent lieu en comité restreint. Affaires familiales inverse les dimensions, agrandit le geste et élargit le public par les moyens du théâtre. Et si Émilie Rousset s’attache au document, à la source documentaire, source vive, faisant travailler actrices et acteurs au moyen d’oreillettes leur soufflant les voix originales enregistrées, insufflant rythme et intonations, ce réel subit une opération de décollement ou de translation décisive. L’incarnation théâtrale passe par une incorporation, une manière d’investir la scène et d’y déployer les corps. Théâtralisation sur le fil d’une vérité, celle d’un partage. Mise en mouvement physique d’une pensée de combat. L’art théâtral des acteurs, magistral, agit comme un geste d’accueil pour le public : nous sommes embrassés par ces regards, ces adresses, ce n’est pas un cours théorique ni une plaidoirie, c’est le cheminement même d’une idée et d’une émotion qui nous emporte, avec une vigueur presque épique.

À quelques moments, des vidéos magnifieront des mains en mouvement, dont l’écho se retrouve démultiplié sur scène dans l’éloquence des gestes des acteurs. Synchronie du documentaire et de la gestuelle théâtrale, point de jonction entre l’enquête et sa restitution, ces mains sont auréolées de la même densité et grâce qu’une main de justice, se font les palimpsestes de ces autres mains, souvent saintes, qui nous font signe dans les tableaux de maître. Car il y a, c’est indéniable, à défaut de sainteté, de l’héroïsme dans ces porte-voix qui foulent le ruban des lois qui nous lient. Affaires familiales atteint encore à cela d’inouï : la perception dans l’épaisseur spectaculaire d’une double temporalité aux échelles disproportionnées : celle de la loi, inexorable, inébranlable, sédimentée en statue de commandeur, et celle des hommes et femmes de bonne volonté, éphémères nouveaux venus. Un infime qui ose défier l’infini.

 

© Nadia Lauro

 

 

Affaires familiales, conception, écriture et mise en scène : Émilie Rousset

Avec : Saadia Bentaïeb, Antonia Buresi, Teresa Coutinho, Ruggero Franceschini, Emmanuelle Lafon, Núria Lloansi, Manuel Vallade et pour la dernière représentation au Théâtre de la Bastille Aymen Bouchou remplacera Saadia Bentaieb

Conception du dispositif scénographique : Nadia Lauro

Musique : Carla Pallone

Collaboration à l’écriture : Sarah Maeght

Création lumière : Manon Lauriol

Cheffes opératrices : Alexandra de Saint Blanquat et Joséphine Drouin Viallard

Cadreur additionnel : Italie Tommy

Cadreuse additionnelle Espagne : Maud Sophie

Montage : Carole Borne, avec le renfort de Gabrielle Stemmer

Assistante à la mise en scène : Elina Martinez

Dispositif son et vidéo : Romain Vuillet

Costumes : Andrea Matweber

Régie plateau et régie générale : Jérémie Sananes

 

Le texte de la pièce est écrit à partir d’entretiens réalisés avec des avocat·es, justiciables, responsables associatifs et parlementaires, notamment Fabíola Cardoso, Davide Chiappa, Anne Lassalle, Caroline Mécary, Lilia Mhissen, Isabel Moreira, Pauline Rongier, Hansu Yalaz, Marco Zabai, Neus Aragonès, Alice Bouissou, Véronique Chauveau, Michele Giarratano, Agnès Guimet, Montse Martí, Diodio Metro, Joana Mortaga, Luca Paladini, Morghân Peltier, Jennifer Tervil, Agathe Wehbé, les équipes du Parloir Père-Enfants ARS95, des associations Adepape95-Repairs!95, Protéger l’enfant, de la Oficina de comunicació de la Policia de la Generalitat – Mossos d’Esquadra.

 

Durée : 2h15

Du 19 septembre au 3 octobre 2025, à 19h30, les samedis à 17h, relâche le mercredi 24 septembre et les dimanches

  

Théâtre de la Bastille

76 rue de la Roquette

75011 Paris

Tél : 01 43 57 42 14

www.theatre-bastille.com  

Métro Bastille

 

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