© Stanislav Dobak
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
La foule. Curieuse, intranquille, ne sachant sur quel pied danser. Des grappes s’assemblent, se disloquent, s’égayent dans un espace abstrait. Hommes, femmes, enfants, se mouvant dans une sorte de transhumance sans règles, poussés par une force qui ne serait autre que l’impossibilité de faire face à l’indétermination. L’espace est clos, rectangulaire, sol blanc, des pendrillons noirs en forment l’enceinte. La première qualité de A Very Eye est de nous mettre et donner en pâture : nous nous donnons en spectacle. Le public, ainsi constitué et disséminé dans ce dispositif, n’est plus un public : il est devenu un paysage humain, changeant comme un climat, pour qui sait ouvrir son regard. Ne rien attendre de spectaculaire et le spectacle advient. A Very Eye démarre ainsi de la plus belle manière qui soit : par une absence, par un retrait, qui fait apparaître une présence, produisant un ballet inattendu. Celui des allées et venues d’une foule qui ne peut rester en place, n’obéissant à aucune règle, n’en connaissant aucune : faudrait-il s’asseoir, déambuler, faudrait-il se taire (chuchotons alors) ? que faut-il regarder ? qu’y a-t-il à voir ? Flotte la douce étrangeté d’un vernissage dont les œuvres auraient fait faux bond. La faible lumière orangée comme un crépuscule et le silence à peine ourlé par les frôlements de cette cohorte pieds nus construisent un monde ouaté, apaisant, où affleure la beauté simple du vivant. Avec ce prologue, j’ouvre mon regard, je trouve une disponibilité inavouée au non-spectaculaire. Sans état d’âme, mais en pleine conscience.
De cette foule indéterminée, progressivement se déposant au sol, tel un processus de sédimentation, se détacheront les sept danseurs, fondus parmi nous jusque-là. Sans jamais rien forcer, la mécanique des fluides, la cinématique des mouvements leur créant des passages, comme une rivière creusant son lit. La création sonore d’Anne Lepère participe de cette déterritorialisation des perceptions, glissant d’un son lointain à un autre, évoquant par exemple le bruit sourd du dégel d’un glacier. Leur danse naît de ce mouvement qui nous avait nous-même emportés. Croisement et fuite en avant, l’entrelacement de l’individu et de la foule. Frôlement des corps, se traversant les uns les autres, dans une réjouissance des temps premiers, s’écartant pour mieux y retourner. La danse est minimaliste, elle est la juste stylisation de l’enjambement dansé d’une foule, un déhanché puissant projetant le corps en avant, bondissant comme une ronde, les torses vrillent pour s’ouvrir un passage entre deux corps, comme des épousailles de circonstance. Joie de la rencontre hasardeuse, où les corps sont rebattus sans cesse comme un jeu de cartes, dans une même scansion qui évoluera au fil de la performance. La ronde pêle-mêle se fera ruade, les croisements se feront duels, puis se déliteront.
Par sa luminosité étrange, comme les derniers feux d’un monde induisant l’intuition d’une irréparable perte, par sa trompeuse répétition aussi fascinante qu’hypnotique, par ses vitesses variées accommodant les différences d’états lumineux, A Very Eye nous projette dans une sensible et rare expérience du voir : comment dans certaines conditions optiques, des mouvements fugitifs peuvent faire preuve de rémanence, comment la persistance rétinienne des images peut engendrer des sortes de traces résiduelles dans la vision comme autant de coup de pinceaux se superposant créant ces fondus enchaînés. La danse brode ici sa tapisserie dans un prodigieux et subtil déploiement d’effets de moirage. Et l’on est submergé d’une rare émotion devant une œuvre vivante, somptueuse, d’une éternelle jeunesse, convoquant aussi bien la beauté primitive d’une danse peinte par Botticelli que la splendeur moderne du vidéaste Bill Viola.
© Stanislav Dobak
A Very Eye, concept et chorégraphie de Angela Rabaglio et Micaël Florentz
Création et interprétation : Charlie Prince, Sergi Parés, Jeanne Colin, Mona Felah, Christine Daigle, Angela Rabaglio, Micaël Florentz
Création lumière et scénographie : Arnaud Gerniers
Création sonore : Anne Lepère
Regards extérieurs : Melissa Rondeau, Esse Vanderbruggen, Christine Daigle
Costumes : Mélanie Duchanoy
Recherche : TingAn Ying (danse), Olivier Hespel (dramaturgie)
Durée : 60 minutes
Les 6 et 7 juin à 21h
Le Pavillon
28, avenue Paul-Vaillant-Couturier
www.ville-romainville.fr
Tél : 01 49 15 56 53
Dans le cadre des Rencontres Chorégraphiques Internationales de Seine-Saint-Denis
www.rencontreschoregraphiques.com
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