© Julien Perrin
ƒƒ article d’Emmanuelle Saulnier
Deuxième opus de la trilogie de Philip Glass, Satyagraha (« L’attachement à la vérité » ou « La force de l’âme »), jamais monté en France jusqu’à cette création à l’Opéra de Nice, qui sera reprise en avril 2026 à l’Opéra Garnier, semble prendre le contrepied de l’actualité politique ambiante. Il fallait donc beaucoup d’audace et un brin d’idéalisme pour envisager une nouvelle production de cet opéra contemporain prônant la non-violence, la nécessité de la tempérance et autres vertus pacifiques et non libérales, égrenées tout au long des trois actes par de larges extraits de la Bhagavad-Gita qui alimentent le livret, confié à Constance DeJong, construit par ailleurs sur les figures de personnalités liées à celle de Gandhi.
L’opéra du compositeur américain aujourd’hui presque nonagénaire, lui avait été commandé par l’Opéra de Rotterdam qui le créa en 1980 et dont les mises en scène ultérieures new-yorkaise et londonienne sont les seules à avoir marqué les amateurs. De fait Satyagraha connut moins d’engouement que son illustre prédécesseur de la trilogie glassienne, Einstein on the Beach, en 1976, avec la non moins célèbre mise en scène de Robert Wilson, récemment disparu, et à laquelle la danseuse Lucinda Childs avait déjà été associée.
C’est sur le duo Lucinda Childs (à la mise en scène et chorégraphie) – Léo Warynski (à la direction musicale) que les co-producteurs français ont misé, lesquels avaient déjà travaillé ensemble sur Akhnaten, dernier volet de la trilogie, dont les représentations avaient été empêchées par le Covid en 2020 (à l’exception d’une représentation sans public à Nice) et qui sera jouée, en version concert, le 25 octobre 2025 à la Philharmonie de Paris, sous la direction du même chef avec l’Orchestre philarmonique de Nice.
Cette fois-ci, la célèbre chorégraphe a imaginé une ambiance étincelante… à laquelle on adhère ou pas. Le public, et la critique qui s’est déjà exprimée, ont loué la féérie de cette immersion créée par le vidéaste Etienne Guiol avec lequel la chorégraphe a déjà travaillé, notamment pour le dernier volet de la trilogie précitée, et avec les lumières de David Debrinay. L’immersion a de quoi impressionner, à la manière des projections de la Fête des lumières de la ville de Lyon, ou d’expositions dites immersives, de plus en plus nombreuses (au Grand Palais Immersif à Paris par exemple, tel Mucha en 2023). Si le procédé fonctionne excellement sur certains passages de l’œuvre, comme la procession de mini personnages avançant inlassablement sur toutes les parois des balcons du théâtre jusqu’au paradis, symbolisant la fameuse « marche du sel » emmenée par Gandhi en 1930, d’autres sont vraiment (trop) longs et encombrants, ce qui rend pour certains spectateurs, dont l’autrice de ces lignes, cette technologie presque kitsch et décalée avec le propos de l’œuvre. La profusion d’images jusqu’au plafond, intéressante dans les premières scènes, finit par produire quasiment un contresens avec le livret prônant l’humanité, la morale, la résistance passive et la partition emblématique du minimalisme de Philip Glass… Mais l’on peut comprendre que la prouesse technique puisse produire une esthétique séduisant une majorité du public, et qu’il fallait à cette œuvre complexe dans sa construction, sa langue et ses messages, une forme attrayante pour retenir son public. En effet, l’œuvre n’est pas narrative, elle est partiellement chronologique (l’Afrique du Sud au premier Acte et la correspondance avec Tolstoï, l’amitié avec l’écrivain et philosophe indien Tagore au deuxième et enfin l’inspiration pour Martin Luther King au troisième et dernier Acte), mêle des textes non chantés et des textes chantés, le tout en sanskrit, et relayant la poétique sagesse du livre des livres hindouiste. Tous ces éléments créent objectivement des difficultés éventuelles de concentration d’écoute, laquelle est en l’occurrence efficacement distraite visuellement…
Les quelques passages non chantés laissent beaucoup de place à la chorégraphie que la chorégraphe-metteuse en scène n’a pas pleinement assumée (à la différence d’une mise en scène passée de cet opéra), en plaçant presque au second plan les parties dansées dans une écriture minimaliste qui sied à la partition de Satyagraha mais déçoit étrangement. Si l’on met de côté le fait que l’un des duos présentait des décalages problématiques, on se demande pourquoi si peu de danseurs (de l’opéra de Nice) ont été impliqués. Il aurait été totalement pertinent d’utiliser par exemple une grande partie du corps de ballet pour produire les effets de foule réalisés virtuellement. Si les déplacements parcimonieux des chanteurs solistes sur le plateau ou autour de la fosse (encerclée par un néon) ne vont pas jusqu’à imiter Bob Wilson, sans en être très loin non plus, les boucles d’arabesques et de larges mouvements de bras apportent certes en écho une autre forme répétitive, mais qui ne convainc pas totalement.
Du côté du plateau vocal, on a particulièrement remarqué et apprécié la soprane de Melody Louledjan (dans le rôle de Miss Schlesen) dont les aigus ont justement impressionné tout l’auditoire, tout comme sa présence scénique. Dans un tout autre style, le ténor Sahy Ratia aborde le rôle-titre de Gandhi avec une grande justesse, humilité et discrétion (y compris dans les saluts) et maîtrise technique jusqu’à son final, gardant la ligne mélodique sans aucune irrégularité, alors que la succession de syllabes riches en voyelles offre de multiples chausse-trapes. Mais c’est le chœur (de l’Opéra de Nice) qui retient le plus l’attention et provoque les plus vives émotions. Le chœur dans cette œuvre est aussi important que l’orchestre, tous deux parfaitement dirigés par Léo Warynski. Il semble même par moments remplacer certains pupitres, notamment dans l’impressionnant passage du troisième Acte, qui commence à l’orchestre, les choristes répartis de chaque côté du public, puis montant sur le plateau sans perdre le rythme millimétré de ces sortes d’onomatopées, résultat d’un travail rigoureux pour lequel le chef de Chœur, Giulio Magnanini, doit être absolument félicité.
Le retour au réel après les boucles musicales infinies de Satyagraha qui n’en finissent pas de tourner, ne relève pas de l’évidence…
© Julien Perrin
Satyagraha, opéra en trois actes de Philip Glass, sur un livret de Constance DeJong. Commande de l’Opéra de Rotterdam, créé le 5 septembre 1980.
Direction musicale : Léo Warynski
Mise en scène et chorégraphie : Lucinda Childs
Décors et costumes : Bruno de Lavenère
Lumières : David Debrinay
Vidéo : Etienne Guiol
Chef de Chœur : Giulio Magnanini
Avec : Sahy Ratia, Julie Robard-Gendre, Melody Louledjan, Karen Vourc’h, Jean-Luc Ballestra, Angel Odena, Frédéric Diquero
Et l’Orchestre Philharmonique de Nice, le Chœur de l’Opéra de Nice et le Ballet de l’Opéra de Nice
Jusqu’au 7 octobre 2025 à l’Opéra de Nice
Durée : 3h (dont entracte)
Réservations : 04 92 17 40 79
Opéra de Nice
4-6 Saint-François de Paule
06300 Nice
www.opera-nice.org
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