© Alysse Thomé
ƒƒƒ article de Sylvie Boursier
Evènement phare du festival 2025 à Charleville Mézières, Kamp de la compagnie néerlandaise Hôtel Moderne rassemble ce qui est le plus précieux, le plus fragile et le plus symbolique de cet art visuel, mêlant théâtre d’objets, film, musique et modélisme.
Trois mille petites figurines, des déportés et leurs gardiens, pas plus hautes que 7 cm, manipulées par trois marionnettistes, évoluent sur une maquette miniaturisée du camp d’Auschwitch ; 24h de la vie au camp – la rampe de sélection, l’extermination dans les crématoires, le travail des esclaves, la faim, l’orchestre du camp, les bacchanales des nazis, la nuit dans les baraques, l’agonie – sont filmées avec des caméras stylos. On alterne plans d’ensemble, travelling et focus sur les visages, de multiples détails sont projetés sur l’écran au fond du plateau.
Personne n’ose applaudir au final, certains spectateurs pleurent doucement, d’autres restent KO tant la bulle sensorielle créée, immersive et distanciée, nous fait toucher du doigt l’intimité de l’horreur. Les marionnettistes nous invitent à venir sur le plateau regarder de près ce petit monde de tissus, de fils de fer, de brancards lilliputiens délestés de leurs cadavres, de fours en cartons, de pantins aux visages terrifiés et terrifiants qui assistent sidérés à leur élimination.
Les mots manquent pour dire le génie inventif de ce bricolage, la clarté de la schématisation, la grâce et la finesse des statuettes de papier collé, la délicatesse de la manipulation inversement proportionnelle à la monstruosité des scènes représentées. Jamais on n’avait ressenti à ce point le pouvoir de la métonymie pour s’approprier des situations ; trois femmes gullivériennes se déplacent d’un coin à l’autre de la maquette, au gré des scènes. Leurs mains, leurs corps, apparaissent à l’écran par instants, ce qui nous permet de respirer. Tout est fait de main d’homme, sans effets spéciaux. Ça ressemble à une maison de poupée, artisanale, familière, le léger crissement du train électrique de notre enfance, les pelles, les charrettes grandes comme des allumettes, les balais en crin de brosse à dents, une fleur grosse comme un confetti, des uniformes rayés en chiffon mâché. Tous les artifices sont à vue, on assiste à une séquence de pendaison où les cordes sont passées avec soin autour des cous et les tabourets renversés d’une chiquenaude du pouce afin que les corps pendent dans le vide.
La miniature rend supportable le vertige, associée à la maîtrise totale du jeu des trois comédiennes. En même temps l’énormité apparaît, on surplombe le camp avec des vues panoramiques, on voit en gros plan un SS frapper à mort un détenu, il s’acharne tellement que la chair liquéfiée éclate en mille morceaux, le ressort du fil de fer pendouille sur le sol.
Rithy Panh avait utilisé le même procédé pour représenter le massacre perpétré par les Khmers rouges au Cambodge dans son remarquable documentaire L’image manquante, au titre évocateur des trous de mémoire qui nous plombent. Les statuettes, d’après Boris Cyrulnik, sont des « représentants narcissiques » et illustrent un facteur clef de la résilience, la transformation de la souffrance en œuvre d’art. C’est ce qu’expliquent avec leurs mots Pauline Kalker, Arlène Hoornweg et Herman Hell, les concepteurs de Kamp, dont les familles ont été décimées par les nazis. Au départ, il y a 25 ans, ils ont fabriqué ces objets pour eux-mêmes, sans l’intention de les montrer à un public, pour « prendre soin » de leurs morts, se rapprocher au plus près de leur expérience, les toucher, les accompagner. Le spectacle est venu après, depuis il a fait le tour du monde. Malheureusement la troupe se produit rarement en France.
Il faut voir avec quelle infinie douceur les petits esclaves soulèvent des blocs de pierre monumentaux, enfournent les chariots de cadavres dans les cheminées. La nuit sur les châlits, les martyres retrouvent une individualité, on perçoit le léger souffle de leur respiration. Au cœur des ténèbres un homme traîne péniblement sa carcasse vers les barbelés électriques pour en finir. Tout a été amplement documenté, de multiples sources consultées avec l’appui de quelques rescapés. En une heure, on assiste au processus industriel d’extermination. Pas un cri, pas de sifflement intempestif, d’explosion, juste quelques corbeaux au loin, une bande son métallique, la langue râpeuse d’un malheureux au fond de son écuelle.
Tout ce qui reste d’un homme, c’est un demi sceau de viande, des os, des pieds épars, des souliers, de la poussière renversée au fond des mares environnantes au grand dam des grenouilles qui coassent faiblement. Au-delà d’Auschwitch, cette œuvre autour de l’absence tend à l’universalité, en cela elle marque à jamais les mémoires de ceux qui l’ont vue.
© Alysse Thomé
Kamp, conception et interprétation de Pauline Kalker, Arlène Hoonweg et Herman Helle, compagnie Hôtel Moderne de Rotterdam
Sans Paroles, Marionnettes sur table, théâtre d’objets, vidéo
Conception sonore : Ruud von des Plujm
Technique : Joost ten Hagen, Joris van Oosterhaut, Pablo Strömann
Remerciements Fien Benninga-Warendorf, Lenie Boeken-Velleman, Hans Beckman et Noémie Beckman qui en 2004/2005, ont bien voulu partager leurs souvenirs des camps
Durée : 55 minutes
À partir de 15 ans
Du 19 au 28 septembre 2025
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