© Bernd Uhlig / Opéra national de Paris
ff article d’Emmanuelle Saulnier
Shirin Neshat rééclaire l’un des opéras les plus connus de Verdi, en prenant dans Aïda à la guerre au sérieux, ainsi que l’épouvante de l’exil et l’humiliation des vaincus, entraînant leur désir de vengeance. Ne serait-ce que pour cette raison, cette nouvelle production qui succède à celles d’Olivier Py (en 2013) et de Lotte de Beer (en 2021) à l’Opéra national de Paris, mérite d’être vue à l’Opéra Bastille. Il s’agit en réalité d’une version modifiée d’une création qui a eu lieu à Salzbourg (en 2017 puis reprise en 2022). La photographe et vidéaste d’origine iranienne, connue depuis près de trente ans pour ses portraits de femmes iraniennes, les visages recouverts de poèmes en farsi, saisit son époque avec sa sensibilité de femme exilée (à New-York) de son pays toujours cher à son cœur, mais dont le fanatisme a meurtri son âme et empêché son retour, pour mieux souligner les faces cachées des victoires militaires, de l’asservissement des peuples et des femmes en particulier, et de l’alimentation perpétuelle des haines meurtrières entre les différentes populations de l’espèce humaine.
C’est un dispositif scénographique non inédit qui sert principalement la dramaturgie : un décor tournant sur lui-même, composé d’une immense boîte rectangulaire de couleur crème, ouverte sur l’une de ses faces, composée d’une matière crayeuse ou aride comme les déserts d’Egypte, qui se scinde parfois en deux, dans différentes configurations. Sur ses autres faces sont projetées des vidéos tournées en extérieur, illustrant les thématiques belliqueuse (la scène au ralenti de l’attaque meurtrière n’est pas forcément la plus réussie avec le faux décor en arrière-plan), rituelle (procession portant un linceul) ou encore paysagère (mer, plage, désert), ainsi que des zooms sur les chœurs dont les interventions sont conçues comme de véritables tableaux aux couleurs vives, qui évoquent parfois curieusement plus la Russie que l’Egypte ! Le côté très statique sur le plateau, par rapport à la dynamique des vidéos peut étonner, mais peut-être justifiée par la rupture que semble avoir voulu la vidéaste. Et d’une certaine manière, on retrouve cette forme de sobriété dans la fosse. La direction musicale de Michele Mariotti n’est en effet pas aussi rutilante que l’on peut s’y attendre à chaque fois que l’on écoute ou assiste à une représentation d’Aïda qui suscite généralement beaucoup d’emphase du côté de l’orchestre. Le soir de première, et surtout dans le premier Acte, on ressentait comme une retenue ou tempérance surprenantes.
S’agissant des actes, ou plutôt des passages entre les actes, de longs intermèdes (qui ne sont pas justifiés par un changement de décors comme on aurait pu l’imaginer) suscitant une impatience notable dans le public, s’étirent visuellement par la projection de portraits en noir et blanc (signature de l’artiste) et défilé ou procession accompagnés de murmures et borborygmes que certains spectateurs semblent avoir du mal à discerner des conversations mezza voce environnantes entraînant une confusion dans la compréhension du geste artistique. Celui-ci est en tout cas résolument politique et très marqué par la géopolitique récente et l’histoire personnelle de la metteuse en scène faisant plusieurs références explicites au fanatisme religieux de son pays et à l’actualité encore brûlante des femmes sacrifiées, dénudées et éliminées et osant ajouter le son de mitraillettes à la partition avant les fameuses trompettes de la fin de l’Acte II !
Du côté de la distribution vocale, les deux rôles féminins sont excellents techniquement, sans pour autant déclencher les étincelles fulgurantes que l’on attend pour ces deux rôles qui peuvent être flamboyants, avec toutes les réserves dues à un soir de première. La soprane espagnole Saioa Hernández, dans le rôle-titre (pour les premières dates) n’est peut-être pas aidée par la robe noire austère et les pieds nus qui lui sont imposés tout le long, mais est très touchante dans l’Acte III, plus encore dans le dialogue avec son père accusateur et culpabilisateur, que dans celui avec son inconcevable amoureux. Eve-Maud Hubeaux, quant à elle est au contraire pourvue en multiples robes voilées changeant de couleurs (mais non de modèle qui devient un peu lassant) au fil des actes, mais ne parvient pas vraiment à totalement imposer son Amnéris, surtout dans les graves, en dépit de toute l’énergie qu’elle déploie ou qui lui est demandée par les allers et venues incessantes sur le plateau. Les basses de Krysztof Baczyk et Alexander Köpeczi tiennent bien leurs rôles respectifs, sans esbrouffe, du roi égyptien et de Ramfis, le chef religieux du pays, tandis que Roman Burdenko, dans celui d’Amonasro, le roi guerrier éthiopien, père d’Aïda, est une figure paternelle implacable, de la plus profonde noirceur que le baryton russe parvient parfaitement à transmettre. Mais c’est vraiment Piotr Beczala, qui sort du lot et excelle dans le rôle de Radamès. Limpide et puissant dans les aigus, le ténor polonais est passionnément lumineux dans tous les registres (amoureux, chef de guerre, condamné).
Enfin, l’on ne peut que se réjouir encore et encore de l’excellence du Choeur de l’Opéra de Paris préparé par la rigoureuse Ching-Lien Wu. Si les (rares) déplacements ou placements physiques sur le plateau ne sont pas toujours aussi millimétrés que d’ordinaire, la puissance et la justesse vocale sont irréprochables et brillantes.
En dépit de quelques hués et sifflets réprobateurs, qui ne résistent pas au curieux soulèvement (au sens propre) de la metteuse en scène, lors des derniers saluts d’Aïda, les applaudissements semblent adouber ce nouveau regard sur l’œuvre verdienne.
© Bernd Uhlig / Opéra national de Paris
Aïda de Giuseppe Verdi
Direction musicale : Michele Mariotti
Mise en scène et vidéo : Shirin Neshat
Décors : Christian Schmidt
Costumes : Tatyana van Walsum
Lumières : Felice Ross
Chorégraphie : Dustin Klein
Dramaturgie : Yvonne Gebauer
Cheffe des choeurs : Ching-Lien Wu
Avec : Saioa Hernandez, Piotr Beczala, Eve-Maud Hubeaux, Roman Burdenko, Krzysztof Baczyk, Alexander Köpeczi, Manase Latu, Margarita Polonskaya
Et l’Orchestre et les Chœurs de l’Opéra national de Paris
Jusqu’au 4 novembre
Durée : 3h20 (dont entracte)
Opéra national de Paris
Place de la Bastille
750012 Paris
Réservations : 08 92 89 90 90
www.operadeparis.fr
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