© Christophe Raynaud de Lage
ƒƒƒ article de Sylvie Boursier
Et on tue ici, à bas bruit. La seule à être dans la vérité, quand les autres se mentent, en mourra. Le Canard sauvage, d’Ibsen, revu par Thomas Ostermeier, compose une œuvre au noir, outre noir, dénonçant les parangons de la morale, les intégristes du vrai.
Sombre histoire que celle d’Hjalmar Ekdal, un photographe qui vit avec sa femme Gina et leur fille Hedvig, 18 ans, dans une soupente, faisant office d’appartement et d’atelier, attenante à un grenier où sont élevés des poules, des lapins et un canard sauvage auquel la jeune fille est très attachée. Le trio cohabite avec le vieux père qui, par le passé, a purgé une peine de prison pour un délit financier commis par le négociant Werle. Au début de la pièce, Gregers Werle, fils du négociant, revient dîner dans la maison familiale. Il y apprend que Gina Ekdal a été la maîtresse de son père avant d’épouser Hjalmar. Gregers estime de son devoir d’apprendre à Hjalmar ce qu’il sait, avec l’idée que le couple puisse bâtir sa vie commune sur cet idéal de vérité. Ce faisant il va provoquer la destruction du couple et le suicide d’Hedvig. « Si vous retirez le mensonge de la vie des personnes ordinaires, vous leur retirez en même temps le bonheur. » La question est posée.
À une époque où l’agressivité est de mise (cf. Angelica Liddell, Virginie Despentes…) Thomas Ostermeier choisit l’intériorité d’une tragédie en mode mineur, hermétique au pathos, sa mise en scène avance par petites touches jusqu’au paroxysme d’un dénouement cruel où le dramaturge norvégien règle ses comptes avec les charlatans et les veules. Choix judicieux, ne transformons pas Ibsen en histrion indigné.
La scénographie transpire la honte et le déclassement social depuis l’incarcération du Grand-Père. Dans un espace réduit (l’atelier du peintre) qui semble de guingois, bricolé à la va-vite, tout donne une impression de précarité, la table bancale, les quatre tabourets autour, l’appareil photo sur un trépied dans l’entrée, les draps sur un plan de travail où est posé un ordinateur permettant de faire du traitement d’image sur photoshop. Souvent les mises en scènes représentent la famille Ekdal heureuse et aimante au début, mais là on voit tout de suite que quelque chose ne colle pas. Hjalmar (remarquable Stefan Stern), un ectoplasme passif, menteur de surcroît, se fantasme comme un potentiel génie, tout en étant incapable d’initiative. Le comédien est constamment dans le déséquilibre physique permanent, sur le qui-vive, comme rongé d’impuissance, on comprendra vite que la dépression l’envahit. L’acteur se garde de ridiculiser son personnage, il prend sa défense, de telle sorte que son charme naïf et infantile est mis en valeur, il faut le voir enfourcher en slip, la mèche rebelle, sa guitare électrique façon hard rock et Metallica, on n’imaginait pas rire avec Ibsen. La mère Gina (excellente Marie Burchard) est pragmatique, complètement allergique à la culpabilité, elle s’arrange parfaitement du mensonge, elle fait tout comme il faut, elle tient le foyer, mais semble dépourvue d’état d’âme et d’affection pour ses proches. Quant à Gregers Werle (le grand Marcel Kohler) il joue les Tartuffe avec un mélange de candeur et d’aveuglement, en imposant la tyrannie de la transparence. Il est incapable de reconnaître que sa quête obsessionnelle de vérité est une manière détournée de régler ses comptes avec son père. Le narcissisme n’a pas de limite chez les obsédés du dévoilement ! Marcel Kohler a un jeu à la Robert Mitchum dans La nuit du Chasseur où un prédicateur fou d’argent poursuit des enfants de sa voix mielleuse terrifiante.
Le grand ménage va pouvoir avoir lieu et il ne restera pas grand-chose de la maison après. La scène finale est stupéfiante d’horreur, parfaitement mise en scène sur un plateau tournant qui traque chaque zone d’ombre de l’appartement jusqu’au grenier minable où réside un pauvre canard estropié. Chacun est enfin au fait de la vérité mais trop tard, on tue ici.
La mise en scène réaliste (presque clinique) de Thomas Ostermeier, doublée d’une direction d’acteurs impeccable montre la fragilité des bases sur lesquelles se construisent les existences ordinaires. Cette fragilité, c’est peut-être ce qui nous rend proches des personnages d’Ibsen, de leur tentative héroïque pour défendre un fragile édifice – de rêve, d’évasion, de croyances ou de pensée – qui ne peut les protéger des soubresauts du réel. Le père dépressif se rêvait grand inventeur et sa fille Hedvig, journaliste mais, confrontée à la vénalité de ce petit milieu, elle perdra pied. L’illusion aide à vivre et fait notre malheur. Entre les deux, le théâtre qui dit vrai avec du faux.
© Christophe Raynaud de Lage
Le Canard sauvage d’après Henrik Ibsen
Adaptation : Maja Zade et Thomas Ostermeier
Mise en scène : Thomas Ostermeier
Scénographie : Magda Willi
Costumes : Vanessa Sampalo Borgmann
Musique : Sylvain Jacques
Dramaturgie : Maja Zade
Lumière : Erich Schneider
Avec : Marie Buchard, Stephanie Eidt, Marcel Kohler, Magdalena Lermer, Falk Rockstroh, David Ruland, Stefan Stern
En allemand surtitré en français et anglais
3h avec entracte
Les 7, 8, 9, 10, 11, 12, 14, 15 et 16 juillet à 17h
Festival d’Avignon IN
Opéra Grand Avignon
Place de l’Horloge
84000 Avignon
Réservations : 04 90 14 14 14
https://festival-avignon.com/fr/billetterie
Tournée :
12 au 21 septembre 2025 : Théâtre Schaubühne, Berlin
23 et 24 janvier 2026 : Teatro Argentina, Rome
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