Untold de Yaël Réunif et Jordan Beal suivi de Amazigh in situ de Filipe Lourenço
ƒƒ article de Nicolas Thevenot
Untold © Jordan Beal – Yaël Réunif
Saluons d’emblée la programmation ancrée dans son époque, poétique et politique, riche et critique, des Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis (RCI93) au terme d’une édition marquante par l’engagement radical des corps répondant présents alors même que le monde est traversé par des courants de haine et de rejet. Mais il faudrait aussi mentionner son accompagnement des compagnies y compris les plus émergentes. Ainsi, et c’est rare pour être souligné, les RCI93 proposait à l’intérieur même de leur programmation des soirées dédiées à des travaux en cours (intitulés work in progress) à divers stades d’avancement. Ce fut le cas le 12 juin 2025 au théâtre L’Échangeur, de Bagnolet, avec successivement : Untold de Yaël Réunif et Jordan Beal, puis Amazigh in situ de Filipe Lourenço.
Untold
C’est à dire l’indicible, l’ineffable. Cette chose qui pourrait nous traverser et nous terrasser peut-être. Un son, une vibration comme un larsen, vrillant les corps. Untold fabrique sa jungle sonore à vue : des micros placés de façon appropriée pour entrer en résonnance et produire cet effet lancinant et hurlant à la fois. La production sonore relèverait presque de l’installation plastique avec ses câbles aux sols régulièrement déplacés. Amplification des souffles, des respirations, voix projetée comme sous le coup d’un impact, le monde sonore de Jordan Beal est archaïque et électrique. La danse de Yaël Réunif l’est tout autant. Le corps épouse le dehors, répercute ses changements de pression, ses coups de boutoir, est secoué. Devant un projecteur sur pied, Yaël Réunif plie comme un roseau sous le coup d’un vent trop fort. L’éblouissement la fait paraître semblable à un personnage biblique se cambrant devant l’apparition lumineuse d’un ange. Le ralentissement de ce renversement, particulièrement saisissant, crée l’impression d’une apesanteur, d’un inattendu flottement. Untold tend l’espace de ses excroissances sonores comme autant de lianes, d’éboulements rocheux, nous enveloppe nous-mêmes de cette gangue magnétique. Yaël Réunif est une sonde, sa danse révèle le graphe, sans cela invisible, de cette météorologie de l’espace et de l’intériorité. L’incarnation de la danseuse passe par l’engagement du corps dans une physicalité réactive, épidermique, elle est une mise sous tension (électrique) dans lequel le corps avance par décharge, traçant avec précision, une chorégraphie de ce qui nous traverse furtivement.
Amazigh in situ © Filipe Lourenço
Amazigh in situ
Pareil à un coup porté juste derrière le genou droit : et le voilà plié et s’élevant tandis que s’affaisse la hanche opposée. Le bang initial, comme un big bang mettant en mouvement progressivement les corps, de l’individu à l’entièreté du groupe. La musique, comme la danse, part ici de son élément le plus irréductible : l’éclat d’une percussion, battement isolé, métronomique, tandis que le genou se dresse sous l’impact. A la manière du Boléro de Ravel, l’élémentaire est source de complexité, se ramifie, se développe en rhizome, et la musique et la danse se font luxuriantes. Filipe Lourenço a écrit cette nouvelle pièce en s’inspirant d’une danse traditionnelle collective des tribus berbères du Moyen-Atlas : l’ahidous. Il y a une vraie beauté à ce que son trajet chorégraphique soit celui partant de son atome, ce genou brusquement levé, jusqu’à recomposer le ballet d’ensemble, corps en ligne, bras dessus dessous. Comme une archéologie des soubassements. C’est une enfance de l’art d’une certaine façon, l’apprentissage de lettres isolées avant qu’elles ne se lient et créent un nouveau monde. Ou dit encore autrement : la danse traditionnelle, non pas quelque chose de figé et d’autarcique, mais une pièce (maîtresse) à articuler dans de nouveaux mécanismes chorégraphiques contemporains. De la même façon que ce legs délègue aux nouvelles générations d’autres manières de les maintenir vivantes, dans une transmission à travers le temps, les interprètes d’Amazigh in situ se passent les uns les autres le témoin d’un mouvement perpétuel, franchissant la ligne du groupe pour jaillir en solo, explorant avec leur singularité le champ de liberté qu’offre un vocabulaire même ancien. La chorégraphie de Filipe Lourenço est un délice cinétique, rompant les catégoriques géométriques et mariant la ligne au cercle. La convergence éphémère de deux corps lancés ralliant leur spirale dans une communauté éphémère de destin rebat sans cesse les cartes du plaisir de la danse. Amazigh in situ est proprement hypnotique, et le tournoiement des corps chamarrés, habillés de pyjamas de soie multicolores, flottant comme autant de touches impressionnistes, voletant comme des papillons de l’infime et de l’infini, un tourbillon de lumières venu de la nuit des temps.
Dans le cadre des Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis
Le jeudi 12 juin 2025 à 20h
Untold (étape de travail) de Jordan Béal et Yaël Réunif
Compositeur-interprète : Jordan Beal
Chorégraphe-interprète : Yaël Réunif
Durée : 35 min
Amazigh in situ (première), chorégraphie de Filipe Lourenço
Assistante : Déborah Lary
Interprétation : Ema Bertaud, Alice Lada, Kerem Gelebek, Youness Aboulakoul et Mithkal Alzghair
Musique : Filipe Lourenço et Amine Ennouri
Costumes : Khalid Benghrib
Régie générale, préparation : François Michaudel
Durée : 30 min
Théâtre L’Échangeur – Bagnolet
59 avenue Général du Gaulle
93170 Bagnolet
Réservations : 01 43 62 71 20
comment closed