© Marc Domage
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
On entend d’abord une pluie tropicale, une eau ruisselante, torrentielle, son engorgement, ses remous, puis un chant dont l’intonation reproduit celle d’une vendeuse à la criée, une voix fracassante comme un éboulement de pierres, une voix rocailleuse et gouailleuse, celle de la chanteuse Elza Soares : A carne mais barata do mercado é a carne negra. Sur scène une immense et écrasante toile suspendue juxtaposant à l’infini des drapeaux brésiliens, rectangle vert, losange jaune et globe bleu cerclé de son phylactère positiviste « ordem e progresso ». A son pied, à jardin, la silhouette parfaitement découpée en contrejour, ombre noire, d’un danseur juché sur des bottes à talons, les bras ondulant le long du tronc comme s’ils étaient traversés par un courant. Oscillement du bassin par l’ondulation des hanches, dans un piétinement de samba à la syncope ralentie. Le danseur est comme suspendu aux crocs du boucher : ce sont les mots de Luiz de Abreu, chorégraphe et interprète originel de cette pièce créée en 2004, lors de sa transmission à Calixto Neto en 2020.
La netteté du geste officie comme une réponse à la buée de la folie raciste. Le détachement des formes comme un détachement du stigmate. Le corps nu du danseur s’offre au regard, à la découpe au détail, dissociant chaque muscle et articulation, fesses, omoplates, hanches, sexe. « La viande la moins chère du marché est la viande noire » répète la chanson. In carne. Incarnation : quand la théorie théâtrale rejaillit sur la question sociale. Le spectaculaire se fait chair, la scène se fait étal. Le corps en morceaux : prenez, ceci est mon corps. Il y a quelque chose de christique, indéniablement, superbement, chez Calixto Neto.
Ce corps noir, objet et fantasme de la société raciste, refoulé de l’Histoire officielle, invisibilisé par l’idéologie coloniale sauf à servir les stéréotypes qu’elle projette sur lui, Luiz de Abreu l’amène sur le piédestal de bottes carnavalesques, le façonne et mitonne à coup de sambas comme une recette de feijoada. Ce corps, angle mort de la bêtise raciste, prendra toute la lumière, dans ses moindres recoins, se substituera à la blanche statuaire au sexe racorni, et du sien fera une jouissive hélice. La réappropriation de soi requiert un passage à l’acte performatif, à l’exhibition de soi, de sa chair, de son sexe, pour faire miroir aux regards mortifères et stéréotypés. O samba do Crioulo Doido est un cabaret rituel, une recette magique pour éloigner le mauvais œil blanc. Le beau se fonde sur le cru. Qu’une paire de fesses tremble comme une feuille, qu’un torse noueux se gonfle d’air comme une montgolfière et que cette boule d’air paraisse rouler entre ventre et plexus comme un ballon, que bien d’autres prodiges aient encore lieu, c’est que le corps de l’interprète terrasse la pensée abjecte dans une recomposition corporelle, expressionniste, qui ébranle tous les attendus. Qu’un drapeau puisse jaillir d’un cul comme la traine d’une danseuse de ballet et l’on se dit que le monde n’est peut-être pas à désespérer.
Outre la magistrale perfection de Calixto Neto dans cette pièce, son engagement touche au-delà des mots. Il ne faudrait surtout pas voir dans cette reprise qui poursuit le geste initial de Luiz de Abreu une simple volonté de faire répertoire, de s’envisager de façon muséale. Il y a un sens qui ne se perd pas. Il suffisait d’assister aux performances de Davi Pontes & Wallace Ferreira, puis de Harald Beharie dans le cadre du Pavillon Calixto Neto organisé à la Commune avec les RCI93 le même week-end pour comprendre combien cette œuvre résonne encore et irrigue de nouveaux gestes.
O samba do Crioulo Doido, programmé ici et maintenant, raconte non seulement la translation d’un corps à un autre, de Luiz de Abreu à Calixto Neto, mais aussi celle d’un pays à un autre, du Brésil à la France. Osons porter son courage politique et poétique, partageons sa charge subversive. Il suffirait d’imaginer, en lieu et place, des drapeaux bleu blanc rouge et un danseur français racisé pour comprendre que nous ne sommes pas en reste. La France n’est-elle pas ce pays où un individu en assassina un autre, il y a peu, en affirmant porter allégeance à ce même drapeau ? Qui enfin se le mettra dans le cul ?
© Marc Domage
O samba do Crioulo Doido, conception, direction, chorégraphie, scénographie, costumes, et production de Luiz de Abreu
Interprète : Calixto Neto
Collaboration artistique : Jackeline Elesbão, Pedro Ivo Santos, Fabrícia Martins
Création lumière : Luiz de Abreu, Alessandra Domingues
Régisseur général : Emmanuel Gary
Bande son : Luiz de Abreu, Teo Ponciano
Durée : 45 minutes
Le 6 juin à 20h et 7 juin 2024 à 17h
La Commune – CDN Aubervilliers
2, rue Edouard Poisson
93300 Aubervilliers
Tél : +33(0)1 48 33 16 16
www.lacommune-aubervilliers.fr
Programmation dans le cadre du Pavillon Jardin Atlantique imaginé par Calixto Neto, La Commune CDN et les Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis
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