© Erwan Dean
ƒƒ article de Paul Vermersch
Peut-être faut-il d’abord saluer l’audace de ce projet qui s’attaque au très dense et très bizarre Rabalaïre d’Alain Guiraudie, un roman touffu, sinueux et surtout particulièrement mental dont l’arrivée au plateau a de quoi soulever bon nombre de défis théâtraux. Et pourtant, avec une grande humilité et dans une simplicité très efficace, Maurin Ollès vient préserver l’univers de Guiraudie dans un spectacle très net dans son désir de raconter une histoire, et retrace pour notre grand plaisir la vie loufoque, érotique et spirituelle même, de Jacques, héros du roman.
Et j’en suis là de mes rêveries, comme tout travail d’adaptation d’un roman au plateau, tranche sur sa résolution scénique : ici, le long flux mental du roman de Guiraudie n’est pas transformé en scènes, le choix assumé n’est pas d’essayer de convertir la matière romanesque en une parole dramatique mais de profiter de l’espace du théâtre pour la mettre au présent, la faire advenir comme une sorte de conte farfelu offert directement au public. Au plateau, deux acteurs incarnent pour l’un Jacques – quinquagénaire au chômage, un rabalaïre, c’est-à-dire quelqu’un qui n’est jamais chez lui, qui traine toujours chez les autres, une sorte de vagabond ou de pique-assiette – et pour l’autre, tous les hommes que rencontrent ce Jacques (un prêtre dont il va tomber amoureux, un ami syndicaliste, le jeune garçon perturbé de Rosine, la tenancière du bar du coin, etc.). Au plateau, une maquette du bar de Rosine, un rétroprojecteur, une carte de la région, et d’autres accessoires servent aux acteurs à la convocation de ce récit. Le projet est sur ce point très net : ce qui advient au plateau advient dans ce désir de reconstituer une fiction, on assume tout à fait qu’on est devant un public, le quatrième mur est tombé, les acteurs sont au travail de l’élaboration de cette histoire qu’ils tentent de nous faire parvenir par des rejeux de moments dialogués du roman, par les plans projetés de la salle de bain, de la chambre dans laquelle l’action a lieu, par la mise en jeu de la maquette du bar de Rosine. On est dans une sorte de grand laboratoire du conte, où les outils du théâtre sont en permanence convoqués (et renouvelés) pour aider à la mise au présent de cette parole. Et comme c’est très clair que ce à quoi on assiste est à une reconstitution – un peu d’ailleurs comme on assisterait à une enquête (où les extraits de films, les bouts de scénario projetés seraient comme des pièces à conviction de ce qui nous est raconté) – on plonge pleinement dans le parcours étrange et sensible de Jacques, on fond dans ce récit rocambolesque et délicat.
Et c’est peut-être là que le spectacle Et j’en suis là de mes rêveries nous parvient le mieux : dans la justesse avec laquelle réapparaît sous nos yeux la figure particulièrement double et labile du personnage de Jacques, qui, comme dans le roman, surprend par sa spontanéité déconcertante, par ses désirs irrépressibles mais simples, écoutés jusqu’au bout, respectés jusqu’au bout, peu importe leurs conséquences dramatiques (puisque son impulsivité le poussera quand même jusqu’au meurtre). Un homme mu par une énergie libinale prodigieuse et sensible, qui semble comme recouvrir le reste de sa personnalité, qui l’entraîne dans des aventures rocambolesques (histoires d’amour, histoire de meurtres, histoires de fuite, histoires mystiques…), dans un monde à la fois complètement le nôtre mais quand même différent – puisqu’on peut dans ce monde-là aller visiter les morts dans un univers parallèle en avalant une boisson hallucinogène bizarre. Et c’est assez nettement que l’on voit finalement se dessiner au plateau une incroyable force de vie et de liberté, qui réjouit, fascine et inspire.
Ceci dit, la forme connaît quand même des limites, notamment parce qu’elle fonctionne aussi à la reconnaissance, c’est-à-dire que le plaisir du spectateur vient aussi à reconnaître le personnage lu, à recoller les morceaux d’une œuvre énorme qui a évidemment été coupée pour tenir en un spectacle de moins de deux heures et il n’est pas sûr qu’un spectateur qui n’ait pas en tête le déroulé du roman ou du personnage ne se perde pas dans la complexité de l’intrigue. Et c’est cette même complexité qu’on sent parfois obliger le spectacle à devenir un peu explicatif, à se perdre dans sa dimension narrative, à oublier que ce qu’il convoque au présent c’est avant tout cette enquête reconstituante dont on a parlé plus haut. Lorsque la forme s’égare dans des tentatives trop théâtrales, c’est peut-être là qu’on sent une certaine artificialité vis-à-vis du matériau originel qui, s’il vient générer du théâtre dans son adaptation, supporte mal qu’on ne le traite pas comme tel.
© Erwan Dean
Et j’en suis là de mes rêveries, d’après le roman Rabalaïre d’Alain Guiraudie
Avec : Pierre Maillet, Maurin Ollès
Participation en images : Ferdinand Garceau, Jean-François Lapalus,
Julien Villa
Écriture et adaptation : Ferdinand Garceau, Pierre Maillet, Maurin Ollès
Production et assistanat réalisation : Julie Lapalus
Dramaturgie et script : Ferdinand Garceau
Scénographie et costumes : Zouzou Leyens
Lumière et régie générale : Bruno Marsol
Son : Manon Amor
Diffusion et regard extérieur : Aurélia Marin
Construction : Marc De Frise
Stage maquette : Yuna Choï
Image : Lucas Palen
Assistanat caméra : Micaela Albanese
Montage image : Mehdi Rondeleux
Prise de son : Arnold Zeilig
Perche : Paul Guilloteau
Montage son et mixage : Tiphaine Depret
Décors et accessoires : Nissa Abaoui
Régie : Mélaine Jonckeau
Étalonnage : Erwan Dean
Musique originale et cuisine : Bédis Tir
Musique générique de fin : Simon Averous
Théâtre des Célestins
4, rue Charles Dullin
69002 Lyon
T+ 04 72 77 40 00
www.theatredescelestins.com
comment closed