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Prière aux vivants, de Charlotte Delbo, mise en scène de Vincent Garanger à La Scala, Paris

Avr 14, 2025 | Commentaires fermés sur Prière aux vivants, de Charlotte Delbo, mise en scène de Vincent Garanger à La Scala, Paris

ƒƒƒ article de Sylvie Boursier

« Qu’est-ce que tu as, tu es malade ?

Non Lulu, je n’en peux plus, aujourd’hui je n’en peux plus »

Lulu dissimule Charlotte Delbo derrière elle et l’invite à pleurer… « C’est comme si j’avais pleuré contre la poitrine de ma mère, je ne sais plus pourquoi je pleure lorsque lulu me tire : c’est tout maintenant, viens travailler, la voila » », ce geste va sauver Charlotte.

Lulu n’est jamais revenue d’Auschwitch.

Charlotte s’évanouit à l’appel du matin, Viva la gifle « Viva est forte, elle ne s évanouit pas à l’appel… », « du cran, debout », « tu es mieux ? et je sens que je tiens à Viva autant que l’enfant après sa mère »

Ses amies ont visité Viva au révir, humecté ses lèvres décolorées et remis dans l’axe son cou désarticulé. « On reviendra demain, Viva »

Viva aux longs cheveux bouclés, petit pantin de chiffon, n’est jamais revenue, grignotée comme un vulgaire déchet.

La silhouette de Marie Torreton se reflète sur le mur, entendez-vous l’écho des spectres ? les visages, les voix, la tendresse des petits gestes, la jeunesse lumineuse de la comédienne, ses silences et cet invisible en elle, tout passe, le théâtre est oxymore, Prière aux vivants.

Ombres et lumière, nous perdons la notion du temps suspendus à ce carré nu entre les gradins. Marie Torreton s’imprègne des corps blessés, affamés, gelés, desséchés, des corps à l’envers qui prennent le dessus et « perdent la tête ». Seul le théâtre peut montrer l’impossible et contenir toutes les absences avec pour seul éclairage la servante, cette veilleuse qui reste allumée quand la scène se vide.

La comédienne se mêle au public et nous invite à regarder la scène nue où se joue une pièce imaginaire. Un rideau se lève et les répliques du Malade imaginaire, resurgies intactes de la mémoire de ces femmes revivent inaltérées. Charlotte Delbo a réussi à monter la pièce au petit camp de Raïsko avec décor et costumes « C’était magnifique, murmure Marie Torreton, parce que, pendant deux heures, sans que les cheminées aient cessé de fumer leur fumée de chair humaine, pendant deux heures, nous y avons cru. C’est magnifique parce que Lulu est une comédienne-née. Ce n’est pas seulement par son accent marseillais qui fait penser à Raimu, mais par son visage bouleversant de naïveté vraie ». Lulu rencontre Argan pour la première fois, Poupette découvre Célimène et lui trouve la langue bien pendue, là-bas.

La mise en scène intime de Vincent Garanger épouse la musique de Charlotte Delbo, sa poésie, on l’imagine assise parmi nous, main dans la main avec la comédienne.

Dans les camps, elle parvient à se remémorer 57 poèmes, reconstitués vers après vers, jour après jour. C’était sa façon de continuer à penser, de ne pas perdre la mémoire.

« Nous étions ivres d’Apollinaire et de Claudel/vous souvient-il ? ma mémoire s’en est allée/et nos ivresses anciennes/Apollinaire et Claudel meurent ici avec nous. »

Sans ces gestes minuscules de solidarité, sans la poésie, Charlotte Delbo ne serait jamais revenue. La comédienne, tendue vers les mots de l’auteur, nous guide d’un geste de la main, d’un regard, sa voix chaude nous enveloppe, l’art est résistance autant que résilience.