© Hubert Crabières
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
Certaines images, ultimes ou premières, décident de tout, dérident le visage fermé des opinions toutes faites. Certaines entames sont augurales, fixent l’éternité dans leur rétine spectaculaire, scrutent en nous l’inconnu comme nous les détaillons elles-mêmes. Ainsi en est-il de High Gear du chorégraphe et performer Kidows Kim. Avec cette nouvelle pièce qui agrège une créature inédite à son bestiaire fabuleux (formant une collection déjà constituée par les précédents Funkenstein et Cutting Mushrooms), Kidows Kim y va littéralement au culot. C’est un cul tendu qui nous accueille, les testicules comme un nez au milieu du visage, c’est un cul proprement retroussé surgissant d’un fatras de falbalas synthétiques. Deux fesses divinatoires comme deux pages blanches d’un livre dont les mots se seraient évanouis, ou encore comme les deux ailes de l’Ange de l’Histoire de Walter Benjamin incapables de se refermer, vouées à mirer l’accumulation des catastrophes. Égarée dans une sorte de friche industrielle, chaines de transmissions mécaniques alanguies au sol formant un indéchiffrable rhizome, la créature nous fait ainsi face avec ses fesses. Le post modernisme s’affirme postérieur. High Gear démarre non pas sur les chapeaux de roue mais sur son fondement. La permanence de l’image, bientôt animée par une reculade ne reculant devant rien, pas mêmes les gradins du public, son insistance, s’impriment en nous avec la puissance d’une réalité tronquée et paradoxalement autonome, viable, ce derrière perforant la surface spectaculaire, tranchant l’horizon du réel comme le scalpel tranche l’œil de la première scène du Chien andalou de Buñuel.
La sémiotique de Kidows Kim opère par inversion, dévie le cours normal des choses, les retourne comme un gant. Dans une ambiance cosy et jazzy empreinte de mondanité, un verre à pied rempli d’une crème laiteuse, manne addictive ou symbolique du désir à l’instar de ces anciennes publicités pour le yahourt, la créature de High Gear expulse d’un revers de la main cette substance blanche alors que ses gestes suggèrent l’inverse, l’avalement. L’acte d’ingérer se trouble parce qu’il se révèle dans le même temps dégurgitation. La défroque qui le ceignait telle une couronne, ce jean noir enroulé négligemment sur la tête, puis déroulé comme une serviette, se macule de rebuts blancs. Kidows Kim manie la science économique comme une affaire de circulations liquides, la consommation elliptiquement réduite à un reflux, à une dépense et un gaspillage. Au-delà de cet aspect politique, quelque chose de proprement surréaliste affleure également, travaillant souterrainement l’inconscient du spectateur, dans une recherche assez semblable à celle du Fantôme de la liberté de Buñuel. L’embouchure débouche sur un débordement du désir, n’étant plus que satiété. Un trop plein qui se fait déversoir.
Cet opus de Kidows Kim s’approche encore un peu plus de la figure du chaman jusqu’à s’y confondre comme l’enveloppe, la matrice de son monde. Si le régime d’apparition de ses créatures s’organise en rituels, en séquences s’enchainant et démultipliant leur pouvoir de sujétion du réel tout autant que celui de l’imaginaire, High Gear s’identifie à la figure chamanique dans une scène qui surprend et sidère avec la violence inattendue d’une sortie de route. Harnachant une suspension qui se révélera véhicule d’une traversée spatio-temporelle, lourdes chaînes mécaniques collectées au sol et déposées en guise de selle sur cette monture mêlant archaïsme et progrès technique (à la manière des productions « post exotiques » d’Antoine Volodine), la créature de Kidows Kim s’y abouchera comme à une trompe secrète, faisant déferler des rugissements, des crissements, en échos infinis, électriques et magnétiques, stridences animales et humaines, plaintes et cris incommensurables. La bouche tête l’invisible et recrache l’inaudible. La saturation sonore creuse encore plus profondément les steppes de l’inouï. Le monde intérieur infini emplit, par cette autre forme de dégurgitation, les limites de notre réalité physique. Les vases communiquent comme les esprits dans la matérialité exhaussée par High Gear.
Dans une conclusion bouleversante, empruntant possiblement au butō, la pièce de Kidows Kim démontrant sa capacité métabolique à engendrer des formes sans fin, c’est une bouche ouverte, mâchoire pendante, yeux révulsés, cri muet, trou noir, qui nous aspire dans un abime sans fond en même temps qu’elle s’éloigne dans le lointain physique. C’est ici, et c’est dangereux, faire corps avec son âme.
© Hubert Crabières
High Gear, création, chorégraphie, interprétation de Kidows Kim
Design sonore et musique live : Samir Kennedy
Photographie et dramaturgie : Hubert Crabières
Création textile et costume : Josiane Martinho
Création sculpture en métal : Célia Boulesteix
Création lumière : Marie-Sol Kim
Réflexion texte : Lucille Belland
Regard extérieur : Kazuki Fujita
Durée : 60 minutes
25 et 26 mars 2025, à 20h
Ménagerie de verre
12/14 rue Léchevin
75011 Paris
Tel : 01 43 38 33 44
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