© Vahid Amanpour
ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Pour une histoire de pot de chambre il fallait bien une mise en scène qui dépote. Karelle Prugnaud casse littéralement la baraque, ravageant l’intérieur des Follavoine, couple en crise. Parce que ce petit singe savant de Toto, cet enfant roi tyrannique, ce petit merdeux, est constipé, c’est un couple qui est atteint de colique frénétique, au sens figuré, une logorrhée acrimonieuse qui ne sent pas très bon, où madame et monsieur révèlent combien leur couple est si mal accordé et dont le pauvre Chouilloux, tombé là comme un cheveu dans la soupe, fera les frais. Ce n’est pas seulement ce décor qui s’effondre ici, ni les pots de chambres qui se fracassent, ce sont les faux-semblants d’une petite-bourgeoisie et de ses conventions hypocrites. Une traversée des apparences prise à la lettre où se prendre un mur n’est pas une métaphore. Les portes ne claquent plus, elles béent, défoncées comme les murs sous les coups de boutoir de ces clowns déchaînés qui se prennent les pieds dans le tapis d’une comédie humaine aussi cruelle que devenue folle. On ne souligne jamais assez le tragique de Feydeau, cet auteur devenu fou, dont la mécanique théâtrale implacable, de haute précision, met à nu les caractères versatiles de personnages soumis aux injonctions contradictoires, tiraillés entre une société sclérosée par la norme et leurs désirs d’émancipations impossibles qui les voit s’enferrer dans le mensonge et la mauvaise foi, dépassés, incapable de maîtriser les situations qu’ils ont eux-mêmes provoqués. Ils sont bêtes et méchants, pathétiques, hypocrites, hystériques, tenus toujours par un état d’urgence les obligeant à enrayer malgré eux la mécanique sociale ainsi dénoncée qui finit par exploser, entraînant leur catastrophe intime. Par le rire qui est subversion, Feydeau opère une véritable purgation des rapports humains, le comique étant pour lui « la réfraction naturelle d’un drame ».
Ce sont des clowns donc, ou du moins sont-ils rompus à cet art difficile, qu’en toute logique met en scène Karelle Prugnaud. Pas de ces clowns métaphysiques beckettiens, mais de ceux qui sans filtre toujours provoquent le chaos en toute innocence. Un art du premier degré où l’acteur n’est plus dans le faire mais dans l’être, sans crainte du ridicule. De sales gosses en vérité et sans aucune pudeur, totalement désinhibés. Rien de dire qu’ici ils sont déchaînés et chaque entrée, au sens clownesque du terme, est un déferlement de catastrophes burlesques allant crescendo jusqu’à l’absurde. Maîtrisant à la perfection la mécanique horlogère de Feydeau et des situations ubuesques, ils ajoutent à cela et l’air de rien un degré de folie pure, voire surréaliste, sans jamais cabotiner, totalement immergés par Karelle Prugnaud dans un univers hautement explosif et subversif se délitant salement jusqu’à mettre en péril leur équilibre et sans qu’ils en prennent vraiment conscience tant ils sont obnubilés par leur vaine querelle parce que « Toto n’a pas fait ».
Toto, incontrôlable, qui enclenche ce cataclysme familial en toute conscience et dont les acrobaties simiesques ne sont que l’expression de sa folie latente (Dali Debabeche / Martin Hesse). Et madame Follavoine, mère abusive, incestueuse, tyran domestique, dépoitraillée (formidable Anne Girouard, qui ose). Les hommes ici ne sont que des pleutres que l’on mène par le bout du nez (Patrice Thibaud et Nikolaus Holz, totalement dépassés par la situation). Et dans toute cette pagaille, Rose, la bonne, un tantinet érotomane, dont les entrées braillardes vous donnent la chair de poule (Cécile Chatignoux, présence énigmatique et franchement inquiétante). Karelle Prugnaud sait que les clowns portent en eux le tragique de l’existence portée à son acmé par le grotesque. Et ces cinq-là, débridés, s’en donnent à cœur joie et avec un talent monstre, autorisés par cette mise en scène magistrale et démente, à mettre la pagaille et dresser de ces petits bourgeois un portrait au vitriol.
De la scénographie rose bonbon et respectant à la lettre les didascalies de Feydeau (chapeau au scénographe Pierre-André Weitz, à l’ingénierie du ratage Nikolaus Holz et toute ma solidarité au régisseur plateau Ludovic Perché), il ne restera à la fin plus rien qu’un vaste champs de ruine, un plateau dévasté, qu’avec conscience et en gueulant nettoiera la bonne… Même les comédiens se seront dépouillés de leurs oripeaux et artifices. Et les spectateurs sont épuisés de tant de folie furieuse et communicative. Mais si Karelle Prugnaud fait tout péter, Feydeau résiste vaillamment à ce traitement de choc qui au fond lui rend les honneurs. Cela peut sembler énôôôôrme, mais justement plus c’est gros, plus ça passe crème, parce qu’indéniablement se dégage de tout ce bordel infernal orchestré et interprété brillement une vérité urticante et féroce sur le monde comme il va, hier comme aujourd’hui. Franchement patraque.
© Vahid Amanpour
On purge Bébé, de Georges Feydeau
Mise en scène de Karelle Prugnaud
Avec Patrice Thibaud, Anne Girouard, Dali Debabeche en alternance avec Martin Hesse, Nikolaus Holz, Cécile Chatignoux
Assistante à la mise en scène : Julie Senegas
Co-direction artistique : Karelle Prugnaud et Nikolaus Holz
Conseil dramaturgique : Jean-Pierre Han
Scénographie : Pierre-André Weitz
Costumes : Pierre-André Weitz, assisté de Nathalie Bègue
Ingénierie du ratage-laboratoire scénographique : Nikolaus Holz
Création lumière : Rodolphe Martin
Création musicale : Rémi Lesperon
Texte chanson : Tarik Noui
Chorégraphe : Raphaël Cottin
Régie décor : Eric Benoit
Régisseur général : Vincent Van Tilbeurgh
Régisseur plateau : Ludovic Perché
Régisseur lumière : Gérald Groult
Construction décor : Atelier du grand T, théâtre de Loire Atlantique
Vu à l’Azimut, Théâtre d’Anthony / Châtenay-Malabry le 7 mars 2025
Tournée :
25/26 mars : Les scènes du Jura, scène nationale Lons le Saunier
28/29 mars : Théâtre du bois de l’Aune-Aix en Provence
17 Avril : L’Arc- scène nationale du Creusot
25 avril : Maison des Arts du Léman-Thonon
14/16 mai : Châteauvallon-Liberté, scène nationale de Toulon
20/22 mai : TAP, scène nationale de Poitier
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