© S. Brion
fff article de Denis Sanglard
Samson, opéra de Jean-Philippe Rameau n’existe pas. C’est une œuvre qui n’a jamais vu le jour. Le compositeur en avait esquissé la structure musicale, composé les airs mais le livret de Voltaire, qui signait la rencontre de ces deux artistes, fut retoqué par deux fois par la censure (1734 et 1736). Une oeuvre religieuse et plus vraisemblablement la vision critique de l’auteur de Candide, où Samson apparaît comme un personnage ambigu, un anti-héros aussi violent et meurtrier que les philistins qu’il combat, loin du héros biblique attendu, où la grâce fondée sur la souffrance est considéré comme absurde, ne pouvait en aucun cas se jouer sur une scène profane, et même se jouer tout court. Devant ces cabales Jean-Philippe Rameau refuse donc d’imprimer sa musique et les compositions seront les matrices pour d’autres opéras postérieurs. On retrouve ainsi des pages de Samson dans les Indes Galantes (1735), Castor et Pollux (1737), Les fêtes d’Hébé (1739), Zoroastre (1749) et pour deux collaborations ultérieures avec Voltaire La Princesse de Navarre (1739) et Le Temple de la Gloire (1745). L’art du recyclage.
Il a fallu toute l’opiniâtreté de Raphaël Pichon et de Clauss Guth, et une bonne dose de folie, pour donner à entendre aujourd’hui cette œuvre dont il ne reste rien, ou quelques fragments épars, disséminés dans d’autres partitions et reconstituer un livret détruit puis remanié par Voltaire. Ce n’est donc pas à l’oeuvre originale que nous avons à faire mais à son possible. Non une reconstitution exacte, impossible, mais l’utopie de ce que cette œuvre aurait pu être. Raphaël Pichon a donc minutieusement réuni chaque partitions disséminées, conscient et respectueux des manques, pour un montage aussi proche que possible de la trame originale. Quant au livret, où ce qu’il en restait, Eddy Garaudel, épaulé par la dramaturge Yvonne Gebauer, avec beaucoup de doigté, en a repris l’écriture pour que le récit scénique s’adapte au mieux avec la partition de Jean-Philippe Rameau. L’ensemble n’est ni un pastiche ni palimpseste donc, plutôt une évocation où compte davantage l’esprit que la lettre.
La mise en scène de Claus Guth a l’intelligence de respecter l’œuvre sans oblitérer les questions qu’elle pose. Voltaire fait de Samson une brute qui ne vaut pas mieux que les Philistins, incapable de se contrôler. Elu de Dieu, juge (au sens de la bible un chef militaire) et libérateur mais pour Voltaire Les Ecritures ne sont qu’une fable. Et la violence qu’elle contient, perpétrée au nom de Dieu, vaut condamnation. Le personnage de Samson ici est édifiant par sa complexité et sa part d’ombre plus que lumineuse. Claus Guth dépouille le personnage de son aura mystique et sa mise en scène de toute connotation religieuse. C’est avant tout l’histoire d’un conflit entre deux peuples, son absurdité, et l’histoire d’un héros malgré lui et loin d’être à la hauteur de ce qu’il est censé représenter. Héros monstrueux en somme où la fatalité ne tient qu’à son caractère impulsif. Là sans nul doute est le tragique de son destin.
C’est Le Livre des Juges (Juges 13 à 16, la vie de Samson), défilant au fronton du plateau, qui sert de fil conducteur à cette mise en scène et qui supplée aux manques du livret. De la naissance de Samson à son suicide meurtrier, de ses mésaventures amoureuses et de ses déchaînement de violence. Avec pour témoin sa mère (André Ferréol, mater dolorosa) narratrice ouvrant cet opéra et retraçant la vie de ce fils qu’elle ne comprend plus. La monumentale scénographie d’Etienne Pluss, un bâtiment détruit qu’on imagine être un temple, en ruine désormais, témoin du suicide de Samson et conséquemment du massacre des philistins, considéré comme un attentat-suicide par Claus Guth, inscrit cette mise en scène dans la violence et le chaos, l’aveuglement de Samson, son impossible maîtrise de soi. C’est une mise en scène accordée au plus près de la musique de Jean-Philippe Rameau – entre Claus Guth et Raphaël Pichon la complicité et la collaboration étroite sont évidentes – avec ses accélérations brusques et tempétueuses, ses accalmie soudaines quand l’amour se présente et ses tensions abruptes annonciatrices de bouleversements. Les scènes d’ensemble, de heurts entre les juifs et les philistins sont réussies. Toujours au ralenties, une inspiration cinématographique évidente lorgnant vers le space-opera, chorégraphiée au cordeau et sans ridicule, elles évitent l’amoncellement et la cohue, le marasme. La seconde partie concentré sur l’histoire avec Dalila atteint ici un sommet et une tension dramatique inouïe qui tient tout autant à la direction d’acteur précise et inventive qu’à Ana Maria Labin, sensuelle, charnelle, avant que de s’effondrer (une scène de suicide réussie et bouleversante) portant haut son personnage avec un sens aigu de la dramaturgie, voire de la tragédie. Chaque tableau, liesse ou carnage, épique ou intime, est picturalement splendide brossés d’effets spéciaux toujours mesurés pour ne jamais étouffer les protagonistes, toujours au centre du récit biblique où l’esprit Voltairien prédomine.
Dans la fosse Raphaël Pichon est tout à son affaire dans cette volonté d’offrir avec passion ce Rameau inconnu, fantôme comme revenu des enfers de la censure et des cabales jansénistes. L’orchestre Pygmalion vrombit, tempête et Raphaël Pichon conduit cet opéra baroque à tombeau ouvert, dans un tempo infernal, sans jamais oublier les nuances expressives les plus infimes et délicates et que ne gêne nullement l’usage complémentaire d’une bande-son apocalyptique signé Mathis Nitschke, pour des effets plutôt réussis et toujours en accord étroit avec la mise en scène. Et vocalement le plateau lui aussi est tout entier engagé dans cette recréation qui est création. Parce que la direction d’acteur vétilleuse ne laisse rien au hasard et détoure chaque personnage avec soin pour accompagner, s’accorder et libérer l’expressivité du chant. Le baryton Jarret Ott, à qui rien n’est épargné (énucléation, torture, humiliation dans une parodie de Cène…) a le physique ad-hoc mais surtout une appréhension du rôle tout en nuance et ambiguïté. Julie Roset qui nous avait ébloui dans Zémire (Zémire et Azor, de Grétry, en ces lieux) brille encore et sa voix cristalline bouleverse autant que son destin ici tragique. La soprano Ana Maria Lubin offre de Dalila un portrait troublant et tragique, loin de tout cliché, qu’elle nuance jusque dans sa voix, jouant de son large ambitus. Camille Chopin est un ange baroque tout de délicatesse et bientôt désemparé, inconsolable même, devant le caractère de Samson. Et la basse Mirco Palazzi est le parfait salaud qu’on à prend à détester. Mais s’il est de cette soirée non pas une révélation mais un véritable choc artistique c’est le chœur Pygmalion. On sait l’importance chez Jean-Philippe Rameau du chœur. Ici Pygmalion y exprime sa pleine mesure expressive et musicale, sonore, et bien plus qu’une ornementation c’est un personnage à part entière dont l’interprétation vous saisit par sa grande profondeur.
Le silence qui a suivi la fin de cet opéra recomposé, avant une formidable salve d’applaudissement, plus qu’un discours couronnait brillement cette entreprise hardie et passionnante, pleinement réussie. Si ce n’était du Jean-Philippe Rameau et Voltaire cela y ressemblait fort. Et plus encore.
© S. Brion
Samson, Libre création de Claus Guth et Raphaël Pichon d’après Samson projet d’opéra de Jean-Philippe Rameau sur un livret censuré de Voltaire
Direction musicale : Raphaël Pichon
Mise en scène : Claus Guth
Scénographie : Etienne Pluss
Costumes : Ursula Kudrna
Dramaturgie : Yvonne Gebauer
Lumières et création vidéo : Bertrand Couderc
Chorégraphie : Sommer Ulrickson
Son : Mathis Nitschke
Collaboration à l’écriture : Eddy Garaudel
Reprise de la mise en scène : Romain Gilbert
Assistant musical : Sammy El Ghadab*
Reprise de la chorégraphie : Gal Fefferman
Assistante aux costumes : Coline Privat
Assistant aux lumières : Gilles Bottachi
Coordination d’intimité : Sara Brodie
Directeur des études musicales : Pierre Gallon
Avec : Jarret Ott, Ana Maria Labin, Julie Roset, Mirco Palazzi, Laurence Kilsby, Camille Chopin*, Richard Pittsinger, René Ramos Premier, Andréa Ferréol, Pascal Lifschutz, Léon Prost, Issac Muniesa,
Les danseurs ; Théo Emil Krausz, Gal Fefferman, Victoria Macconnel, Manuel Meza, Rouven Pabst, Francesco Pacelli, Dan Pelleg, Marion Plantey, Robin Rohrmann, Victor Villareal Solis, Marko Weigert
Les figurants : Alexandre Charlet, Adrien Conquet, Philippe Goumas
Doublure répétition de Samson : Hugo Collin
Chœur et orchestre Pygmalion
*artistes de l’Académie de l’Opéra-Comique
Jusqu’au 23 mars 2025
Durée 2h40 entracte inclue
Opéra-Comique
Place Boieldieu
75002 Paris
Réservations : 01 70 23 01 31
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