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L’esthétique de la résistance, d’après le roman de Peter Weiss, adaptation et mise en scène de Sylvain Creuzevault, au Théâtre de l’Odéon

Mar 10, 2025 | Commentaires fermés sur L’esthétique de la résistance, d’après le roman de Peter Weiss, adaptation et mise en scène de Sylvain Creuzevault, au Théâtre de l’Odéon

 

© Jean-Louis Fernandez

fff article de Denis Sanglard

Simon Creuzevault adapte le roman de Peter Weiss L’esthétique de la résistance, l’itinéraire d’un jeune ouvrier allemand communiste, entré en résistance contre le nazisme, entre 1937 et 1945, qui devient écrivain. C’est aussi l’histoire de cette résistance communiste et de son échec, par ses divisons profondes internes, de son écrasement par les nazis, de l’exécution des membres de l’Orchestre rouge dans la prison de Plötzensee. De Berlin à Paris, en passant par l’Espagne et la suède, Peter Weiss rend compte du mouvement ouvrier européen face au fascisme, qu’il soit Italien, espagnol ou allemand. De son rapport au stalinisme, des oppositions interne aux mesures de Moscou et de la ligne du Komintern qui fit sur le terrain même de la résistance nombre de victimes. Une critique du stalinisme sans concession dont le narrateur est aussi le témoin impuissant. Mais la force et l’originalité de cette œuvre monstre, cette geste épique, cette ode antifasciste, sa beauté absolue et irréfragable c’est d’associer à la lutte politique, l’éducation artistique du narrateur, l’un n’allant pas ici sans l’autre. L’art devient une initiation politique, une clé pour comprendre la tragédie du monde. Chaque toile, chaque œuvre littéraire est ici un acte de résistance qui entre en résonnance avec son parcours où écrire, pour le narrateur, c’est faire à son tour acte révolutionnaire et dans sa lutte contre le fascisme trouver et justifier sa voie. Guernica, de Pablo Picasso, Tres de mayo de Goya, Le radeau de La Méduse de Géricault, La divine Comédie de Dante, Le Procès de Kafka, Margot la folle de Brueghel l’Ancien, qui inspira Brecht pour Mère Courage. Brecht que l’on retrouve ici en exil en Suède et que rencontre le narrateur, ponctuent son parcours devenu initiatique. Ou encore Le massacre des innocents de Brueghel le Jeune où s’exprime toute l’horreur universelle de la violence aveugle et guerrière sur les populations innocentes. Est même évoqué le Cabaret Voltaire de Zürich, lieu des avant-gardes du XXème siècle naissant, qui vit naître le courant provocateur et novateur Dada, déclaré dégénéré par le national-socialisme. C’est d’ailleurs un des points soulevés et polémique où comment l’avant-garde culturel, comme tout avant-garde, fut aussi sacrifié par Moscou pour « le réalisme prolétarien ».

C’est devant le Pergamon, le grand autel de Pergame, frise monumentale exposée au musée national de Berlin, représentant une gigantomachie ou victoire des dieux contre les géants, que trois jeunes communistes, dont le narrateur, et la mère de l’un d’eux, actent leur volonté de résister au national-socialisme. Devant cette frise, symbole du malheur, de l’esclavage, de la révolte et de son écrasement, qu’ils déchiffrent superbement à l’aune de leurs ambitionset et de leur utopie, s’inscrit déjà leur destin, le ferment de leurs dissensions et leur fin tragique. Et ce qu’ils vont traverser, les événements décrits par Peter Weiss sont parfaitement exact. Les personnages eux-mêmes ont réellement existé, à l’exception du narrateur, le seul sont on ne saura jamais le nom.

 

 

Sylvain Creuzevault s’empare magistralement de cette œuvre avec une variété de forme qu’il appelle « théâtre des distances », une mosaïque d’esthétiques théâtrales fortement tenues entre elles, s’emboitant sans jamais de heurts. La mise en scène pourtant est d’une grande fluidité et clarté qui va ainsi du du théâtre-épique à la farce, du tragique au comique… Ce qui lui permet de jouer à la fois sur le particulier et le général, de passer de l’intime à l’épopée, de donner une impulsion vitale à cette adaptation sans jamais de pesanteur, d’inscrire le politique dans la théâtralité la plus généreuse, la plus ouverte et la plus énergique, d’opérer une heureuse distance sans rien ne sacrifier ni à l’incarnation, toujours juste, ni au contenu, toujours saillant. C’est merveille de voir chaque scène trouver sa forme exacte, son équilibre, et dans cette diversité,  cette création son unité.

C’est pour et avec les comédiens du groupe 47 de l’école du TNS, encadré par ses fidèle dont Valérie Dréville et Vladislas Galard, qu’il a monté cet appel à la résistance qui résonne fortement avec les tensions que nous traversons. Rien de dire qu’ils sont engagés corps et âmes, qui n’est pas ici qu’une expression. Ils sont tous, et sans exception, impeccables dans l’appréhension sensible de leur personnage détouré brillement. Avec une énergie sans faille et au talent sans conteste, avec une conviction affirmée comme provoquée par l’urgence des évènement d’aujourd’hui, ils empoignent fermement le texte ainsi finement ciselée, et bouleversent les spectateurs, jamais exclus mais invités, parfois interpellés, avec eux dans ce voyage, ce cap au pire traversé malgré tout d’un humour salutaire. On ne peut oublier la dernière image, l’exécution des membres de l’Orchestre rouge, nommé contre l’oubli un à un, formant une ronde se figeant où devant la mort les dissensions sont effacées et surgit la conscience d’une résistance malgré tout collective. Ce qui s’appelle devant la barbarie, humanité. Et de s’élever un chant de mort qui vous glace au plus profond. Parce que cette immersion dans la seconde guerre mondiale et de ses prémisses, cette plongée dans l’horreur des fascismes européens, ont un sale goût au regard de notre actualité géopolitique, où la bête immonde est réveillée, affamée. Alors se souvenir, fragile espoir, que l’art, comme l’exprime Kafka dans son journal et comme le comprend notre narrateur, est une arme.

 

© Jean-Louis Fernandez

 

L’esthétique de la résistance, d’après le roman de Peter Weiss

(roman traduit de l’allemand par Eliane Kaufholz-Messmer, ed. Klincksieck)

Adaptation et mise en scène de Sylvain Creuzevault

Avec : Juliette Bialek, Yanis Bouferrache, Gabriel Dahmani, Valérie Dréville, Vladislav Galard, Pierre-Félix Gravière, Arthur Igual, Charlotte Issaly, Simon Kretchkoff, Frédéric Noaille, Vincent Pacaud, Naïcha Randrianasolo, Lucie Rouxel, Thomas Stachorsky, Manon Xardel

Scénographie et accessoires : Loïse Beauseigneur, Valentine Lê

Costumes, maquillage, et masques : Sarah Barzic, Jeanne Daniel-Nguyen

Maquillages et perruques : Mityl Brimeur

Lumière : Charlotte Moussié, en complicité avec Vyara Stefanova

Musique originale : Loïc Waridel, Pierre-Yves Macé

Machinerie : Léa Bonhomme

Vidéo : Simon Anquetil

Dramaturgie : Julien Vella

Assistanat à la mise en scène : Ivan Marquez

 

Jusqu’au 16 mars 2025

Du mardi au samedi 19h, le dimanche à 15h

Durée 4h, avec deux entractes

 

Théâtre de l’Odéon

Place de l’Odéon

75006 Paris

 

Réservations : 01 44 85 40 40

www.theatre-odeon.eu

 

 

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