© Vincent Pontet
ƒƒ article de Sylvie Boursier
Rameau aux manettes d’une méga teuf dans les rues de Brooklyn ? Peter Sellars, lutin malicieux à la Tintin, marie le baroque au krump, hip-hop, popping, waacking, et flexing, ce mouvement totalement désarticulé où l’on va jusqu’à se déboiter l’épaule. Les danseurs de rue se déchainent à Garnier et électrisent un public d’abord médusé, puis conquis par des performances expressionnistes sidérantes.
Castor et Pollux sont de faux jumeaux, l’un est d’essence divine, Pollux, l’autre, Castor, simple mortel. Entre les deux frères épris de la même femme, Télaïre, tout est surenchère de générosité et d’abnégation, Pollux renonce à l’immortalité pour rendre la vie à Castor tué au combat, Castor renonce à l’amour pour épargner les enfers à Pollux. L’éloge maçonnique de la spiritualité se double chez Peter Sellars d’une dimension écologique et métaphysique avec un prologue en l’honneur de la paix dénonçant les conflits fratricides et le poison de la violence destructrice. Aucun équilibre sur la terre comme au ciel si les hommes restent des prédateurs dominés par leurs instincts. Plus profondément, cet opéra met en lumière la fascination pour la mort et questionne le prix de l’immortalité, bien longue selon Kafka, surtout vers la fin.
On évolue dans un appartement à ciel ouvert (à moins que ce ne soit l’intérieur d’une caravane ?) sur un terrain vague avec pour seuls éléments de décor un lit, un fauteuil, un canapé, une table basse, une douche, un évier, un frigo et une cuisine sommaire. On se croirait sur l’échangeur de Bagnolet avec des projections constantes de la circulation au loin. Le Dress code des interprètes vêtus de snakers, sweat-shirts, joggings, treillis simple est résolument freestyle. La douche ouvre le chemin du fantastique, une sorte de porte des enfers ou circulent les morts vivants au gré de leur résurrection successive, la table cercueil est un passage vers l’au-delà. L’ensemble, assez moche il faut l’avouer et peu explicite (que signifie cet évier vintage flanqué d’un placard IKEA ?) laisse toute la place aux apparitions du ciel étoilé et à l’alignement des planètes avec l’apparition de notre fameuse planète bleue sur de superbes propositions vidéo d’Alex Macinnis façon Space opéra.
Si l’action patine un peu au début avec une gestuelle répétitive, tout décolle à l’acte III avec une fabuleuse cérémonie de l’Univers, assortie de démonstrations entre rappeurs qui rivalisent d’inventivité. L’acte IV est une apothéose populaire où chœurs, airs, danses sont à l’unisson. La chaconne finale nous donne envie de danser avec la troupe.
La voix de velours de Jeanine De Bique, son port de reine, sa grâce abandonnée porte haut la mélopée « Tristes apprêts » dans une adresse déchirante au public, on savoure chaque syllabe de son ariette conquérante « Brillez, astres nouveaux » au dernier acte. Stéphanie d’Oustrac dans le rôle de Phébé a du coffre, une déclamation et une ligne mélodique assurée. Laurence Kilsby, qui joue plusieurs rôles secondaires, est ovationné par le public pour ses attaques franches et la musicalité de son timbre. Notre suffrage va à la basse Nicholas Newton, impayable en Jupiter Peace and love échappé de quelque communauté, qui déploie sa puissance vocale avec une facilité déconcertante.
La direction musicale de Teodor Currentzis emporte l’adhésion ; avec le chef de chœur Vitaly Polonsky, ils obtiennent de l’orchestre et Chœurs Utopia le meilleur dans les registres violents ou délicats, y compris sur les ajouts à l’œuvre initiale d’une flûte intense, colorée et dramatique.
Le spectacle bénéficie au tout premier chef des improvisations du danseur Ablaye Diop qui raconte par son mouvement les plaisirs célestes et les démons. Cet homme est un extraterrestre, il s’envole et s’enroule, sinueux et agile, autour de Jeanine de Bique pour exprimer son ressenti du texte. On reste sans voix également devant la puissance narrative d’Edwin Saco dit « Jamsy », qui nous montre la violence et la beauté des cultures « mainstream ».
Rameau est servi avec gourmandise et pertinence, corps et voix sonnent superbement malgré deux actes un peu lents. La présence physique et la force interprétative de Jeanine de Bique nous enchantent, Stéphanie d’Oustrac en Phébé s’impose en authentique tragédienne avec un personnage à la complexité cornélienne, moins lisse que sa rivale Télaïre. L’orchestre et Chœurs Utopia, à l’unisson d’une troupe underground créative montrent que la musique baroque a du muscle, rigueur, émotion et sens de la nuance sont au rendez-vous. Peter Sellars raconte les minorités dans une immense battle qui relie Jean Philippe Rameau à Michael Jackson sur une voûte céleste digne de 2001 Odyssée de l’espace. Décoiffant sans aucune mièvrerie !
© Vincent Pontet
Castor et Pollux de Jean-Philippe Rameau, tragédie lyrique en un prologue et cinq actes sur un livret de Pierre-Joseph Bernard
Mise en scène : Peter Sellars
Direction Musicale : Teodor Currentzis
Chorégraphe principal : Cal Hunt
Vidéo : Alex Macinnis
Costumes : Camille Assaf
Lumières : James F.Ingalls
Dramaturgie : Antonio Cuenca Ruiz
Chef des chœurs : Vitaly Polonsky
Orchestre et Chœurs Utopia
Avec : Jeanine de Bique, Stéphanie d’Oustrac, Claire Smirnova, Reinoud Van Mechelen, Marc Mauillon, Nicholas Newton, Laurence Kilsby
Danseurs et chorégraphes : Cal Hunt, Christopher Beaubrun, Jin Lee Baobei, Andrew Coleman, Xavier Days, Ablaye Diop, Ange Emmanuel, Kenza Kabisso, Joshua Morales, Tom Mornet, Cordell Purnell, Sarah Querut, Edwin Saco, Oceane Valence
Durée : 3h20 avec entracte
Opéra national de Paris
Palais Garnier
Place de l’Opéra
75009 Paris
Du 23 au 30 janvier,
Les 1er, 7, 11, 13, 15, 19 et 23 février,
Du lundi au samedi à 19 h 30, dimanche à 14 h 30
Réservations :
08 92 89 90 90
www.operadeparis.fr
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