© Jean-Louis Fernandez, coll. Comédie-Française
fff article de Denis Sanglard
La joie ! Voilà ce qui traverse cette mise en scène du Soulier de satin de Claudel. La joie, jusque dans le public qui, oui, chante à l’unisson de Doña Musique (Edith Proust). Qui aurait pu un jour voir cela, en ce lieu, ce public embarqué sans façon, sans barguigner, dans cette œuvre monstre, éminemment, puissamment théâtrale, contant les amours de Prouhéze et de Rodrigue, chanter à l’unisson. Une traversée de quatre continents, de deux décennies, se jouant sciemment de l’espace et de la temporalité. Une pièce qui noue fermement l’épique et l’intime, le tragique et la comédie, le sublime et le grotesque, le mystique et la chair sur un tréteau de foire, ce théâtre-monde, représentation du monde en son entier, tourné vers le ciel et l’inconnu. C’est aussi la traversée périlleuse et délicate d’une langue puissante, lyrique, poétique, hermétique même, trivial aussi, musicale en diable qui demande pour qui l’appréhende et s’en empare un souffle inépuisable jusqu’au manque, et surtout d’être possédé par elle parce qu’elle est l’essence même du personnage, au plus intime, jusqu’à le déterminer. Echos de ces âmes tourmentées, reflets de ces âmes captives, de de ce siècle d’or espagnol en bascule, un monde ouvert désormais où jamais le soleil ne se couche ni les personnages ne renoncent. Somptuosité du verbe claudélien jusque sa complexité sémantique pour un théâtre où entre génialement le chaos, l’improvisation. C’est du théâtre en train de se faire, bricolé fissa, là, devant chacun, comme voulu par l’auteur et annoncé en préambule par l’Annoncier (Serge Bagdassarian). Eric Ruf signe une mise en scène sans esbrouffe, une ligne claire, brillante par son refus de l’emphase, sa modestie même, terriblement et avec raison concrète dans son appréhension de l’univers de Claudel où le rire et l’effroi, la comédie et la tragédie ne s’opposent pas mais sont l’envers et l’endroit indissolubles et complémentaires d’un même univers. Point de lyrisme, point d’empois, le verbe se fait chair ici, la chair frémissante même de cette création exemplaire et d’une beauté abrupte et rêche. Dans cet espace vide, un plateau nu, une cage de scène brute, quelques reliquats de décor au lointain, quelques toiles peintes aussi, et une passerelle qui traverse la salle, c’est ce verbe flamboyant qui s’engouffre en majesté, c’est ce monde au bord du gouffre qui entre par effraction, mis en scène avec bonheur et intelligence. Cette langue qu’on entend soudain, comme pour la première fois, décrassée de sa gangue qu’on imagine, à tort, toujours pompeuse, rendue ici avec son poids de chair et de spiritualité mêlés, d’incarnation et de mystique.
Eric Ruf ne lutte pas contre ce verbe mais lui rend toute son ampleur dramaturgique parce qu’elle est, dans son essence et son exigence, le Théâtre. Et c’est bien au Théâtre qu’Éric Ruf rend un hommage sensible et vibrant. Au Français, à cette salle, aux acteurs de la troupe, jeunes pousses et anciens, au public même. Un public devenu acteur lui aussi de cette pièce, à qui adressée, avec qui en toute complicité acquise on joue. Eric Ruf abolit la frontière entre la scène et la salle, éclairées souvent, qu’une fragile passerelle relie comme elle relierait deux mondes jusqu’alors enclos en eux-mêmes. C’est le Hanamachi du nô japonais par lequel l’acteur entre et prend possession de son rôle, dénonçant la théâtralité et sa représentation dans une mise en abyme vertigineuse. Le corps des acteurs, leur souffle, leur sueur, nous est donné à voir, mis à nu, à vif et si fragile. Eric Ruf dont c’est le dernier mandat et la dernière mise en scène en ce lieu, remercie ainsi ce public qu’il sait parfois infidèle mais à qui il rend témoignage dans ce gai tohu-bohu parfaitement orchestré où le rire se dispute à l’émotion.
Hommage à la troupe aussi, à son esprit, sa devise, à leur engagement absolu ici, corps et âme, on peut le dire. Eric Ruf lui offre quelque chose d’ineffable, de précieux et ce qu’ils donnent là, les acteurs, en réponse et dans ce dépouillement volontaire, au public comme au metteur en scène, est tout à la fois joyeux – on y revient à cette joie qui innerve cette création – et d’un engagement inouï, absolu. Ils sont avec évidence le cœur battant de cette mise en scène, conçue pour eux, avec eux. Eric Ruf montre le corps de l’acteur gonflé, empli jusqu’à la gueule du verbe de Claudel, loin d’être une liturgie, ce qu’il induit dans la voix et le souffle. Ce qu’il provoque, performatif, dans l’incarnation qui ne peut qu’être toute entière et sans concession.
Marina Hands Prouhéze, ardente, incandescente, consumée, cramée par la passion de son personnage qu’elle embrase, embrasse dans toute sa complexité, ose, va sans égard et sans compassion jusqu’au bout de celui-ci et d’elle-même. Son ultime conversation avec son ange-gardien, formidable et détonnant Sefa Yeboah, est une assomption qui la voit littéralement en extase, s’élever vers le ciel, troublante vision qui mêle le profane au sacré dans la révélation de son destin, de sa passion et de sa rédemption. C’est là, résumé en un geste dramaturgique inattendue, stupéfiant, radical l’essence de Prouhéze que Marina Hands sublime et cristallise. Boiteuse, amoureuse, sainte et martyre. Et la dernière confrontation avec Rodrigue, sans nul pathos ni effet, bouleverse et vous fouaille. Son renoncement, pour le salut de celui-ci, est une marche vers la mort assumée et volontaire, mais ce qui sourd et que l’on perçoit sensiblement c’est qu’elle est déjà dans l’outre-monde, une flamme prêt de s’éteindre. Baptiste Chabauty, Rodrigue, ne fait lui aussi aucune concession à son personnage. L’indiscipliné conquistador défiant le roi d’Espagne avant sa disgrâce, terminant sa vie ermite pitoyable, marchand d’estampes religieuses, bientôt jouet d’une cour impitoyable et enfin vendu et captif, c’est pour ce jeune acteur, encore pensionnaire, l’occasion d’une composition toute en relief, entre pleins et déliés, qui culminent dans la dernière journée où, méconnaissable, il campe un homme vieilli et désarmé, désarmant. Christophe Montenez est Camille, la noirceur en bandoulière mais avec des nuances insoupçonnées offrant à ce personnage qu’on aime à détester une souffrance qui se refuse à l’aveux.
Et puis il y a cette apparition, Edith Proust, Doña Musique. Présence évidente, magnétique, elle insuffle à son personnage détermination et poésie sans apprêt. L’autorité naturelle de Didier Sandre, qui fut naguère pour Antoine Vitez un Rodrigue d’anthologie, sied à Don Pélage qu’il incarne avec finesse. Danielle Lebrun aussi à l’aise dans Dona Honoria s’amuse aussi d’être simple figurante et d’apparaitre de temps à autre en reître moustachu. Tous d’ailleurs se prêtent au jeu de la figuration, multipliant les apparitions incongrus. Un rappel de la caractéristique des lieux ou être roi d’un jour n’empêche nullement d’être hallebardier le lendemain…Il faudrait les citer tous, de Laurent Stocker, rond comme une montgolfière à Coraly Zahonero, bouchère si fragile, de Birane Ba, chinois roué à Serge Bagdassarian, Annoncier histrionnant, de Suliane Brahim, Dona Sept-Epées volontaire à Véronique Viala, comédienne retorse et Annoncière, Alain Lenglet, jésuite émacié à Christian Gonon, japonais calligraphe, les académiciens de la Comédie-Française, les musiciens… vêtus avec somptuosité, comme toujours, par Christian Lacroix, reflet d’un siècle d’or ostentatoire et qui dans le dépouillement de la scénographie participe sans paradoxe à cette esthétique de bric et de broc où se rencontrent et heurtent l’imprévisible et l’attendu. C’est du théâtre comme on le rêve, mis en abyme, généreux, joyeux, fait de trois fois rien, de l’essentiel : un texte, des acteurs et cette envie de partage, sans quoi le théâtre ne peut être tout à fait.
(Mais s’il fallait ajouter un bémol, et nous pardonnons quand même, sans doute est-ce dans les coupures opérées pour cette version scénique…réduisant l’œuvre ainsi compressée à 6h30 – quand même- au lieu de 12h. Entre-autre, Eclipsée la Lune, disparue l’Ombre-Double de la fin de la deuxième journée qui veillaient, protégeant l’unique rencontre charnelle de ces deux amants sur les remparts de Mogador. Une coupure ici qui oblige à l’ellipse où s’inscrit en creux et s’entend l’irruption de Dona Sept-Epées, fruit de cette union et personnage centrale de la quatrième journée.)
© Jean-Louis Fernandez, coll. Comédie-Française
Le Soulier de satin, texte de Paul Claudel
Version scénique, mise en scène et scénographie d’Éric Ruf
Costumes : Christian Lacroix
Lumière : Bertrand Couderc
Direction musicale : Vincent Leterme
Son : Samuel Robineau de l’académie de la Comédie-Française
Travail chorégraphique : Glysteïn Lefever
Collaboration artistique : Léonidas Strapasakis
Assistanat à la mise en scène : Alison Hornus, Ruth Orthmann, Aristeo Tordesillas de l’académie de la Comédie Française
Assitanat aux costumes : Jean-Philippe Pons, Jennifer Morangier, Aurélia Bonaque de l’académie de la Comédie-Française
Assistant à la scénographie : Anaïs Leviel de l’académie de la Comédie-Française
Avec : Alain Lenglet, Florence Viala, Coraly Zahonero, Laurent Stocker, Christian Gonon, Serge Bagdassarian, Suliane Brahim*, Didier Sandre, Christophe Montenez, Marian Hands, Danièle Lebrun, Birane Ba, Sefa Yeboah, Baptiste Chabauty, Edith Proust*
Les comédiennes et comédiens de l’académie de la Comédie-Française : Fanny Barthod, Rachel Collignon, Gabriel Draper
Piano : Vincent Leterne
Violon : Aurélia Bonaque de l’académie de la Comédie-Française
Violon, euphonium et trompette : Merel Junge
Violoncelle : Ingrid Schoenlaub
*en alternance
Jusqu’au 13 avril 2025
La pièce étant montée en intégrale, horaire exceptionnel de 15h à 23h30, avec deux entractes et une pause de 18h30 à 20h
Comédie-Française
Place Colette
75001 Paris
Réservations : 01 44 58 15 15
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