© Fabio Caldironi
ƒƒ article de Sylvie Boursier
« Bonsoir mon chéri »,
« Bonsoir ma chérie »,
« Ça été au travail ? »
« Parfait, parfait, bon la vie ne peut pas être qu’une longue suite d’aventures pas vrai ? ».
Deux clones, l’un de Julia Roberts et l’autre de Richard Gere alignent les clichés, on se croirait dans « plus belle la vie chez James et Jane Jones », qui nous la jouent « beaux, blancs, séduisants, riches et promis à une vie de rêve ».
Les poses figées, les clins d’œil appuyés au public des triple J « Et comment vont nos deux enfants John et Jenny ? » lorgnent du côté des sitcoms américaines, diction amplifiée, surjeu permanent et sourire Ultra Brite.
L’espace aussi vide que la conversation crée le malaise, la vraie vie va apparaître, se dit-on, dans ce salon aseptisé où entrées et sorties sont réglées comme du papier à musique. On n’est pas déçu, ce qui va se passer dans le salon bonbonnière dépasse l’entendement. Lorsque Jenny Jones présente à sa famille son ami d’origine étrangère (un homme noir) les réactions en chaîne libèrent les pulsions refoulées, tout y passe, racisme, exhibitionnisme, meurtre, inceste. La mère frustrée aguiche l’homme noir, le père et le frère se livrent à des attouchements sur la sœur et, comme si ça ne suffisait pas, toute cette horreur est digérée, recyclée par la famille modèle y compris l’état catatonique de la fille réfugiée dans la psychose au final. « Les jeunes aujourd’hui, […], dit le père, ils se replient sur eux-mêmes, ils deviennent accros aux jeux vidéo et ainsi de suite, ha, ha, ha… ». Tout est transactionnel et n’importe quel agent se retourne comme un gant. Quand le fils accuse son père de vendre des armes aux pays du Moyen Orient, celui-ci réplique « beau discours John, tu y as travaillé longtemps ? c’est pour ça que tu étais en haut ? On pensait que tu te masturbais ». Le freudisme est neutralisé, la régression immonde. « Quand j’étais petite, dit la mère, je recevais mes amis pour le thé sans arrêt, je préparais le thé pour mes petits amis. » Jenny et Jane demandent sans cesse aux hommes si leurs vêtements leur plaisent comme si leur identité se réduisait à un dress code.
Nick Gill n’est pas Harold Pinter, il remue la fosse à purin en plein jour sans craindre la caricature et le mauvais goût. Laurent Meininger en remet une couche dans une mise en scène qui appuie lourdement là où ça fait mal et décortique de façon clinique les mœurs au sein d’une société liquide où tout n’est que flux. Il exalte les effets lumineux jusqu’à déréaliser les couleurs, les personnages déambulent dans un univers morbide où les tons virent parfois au bleu ou au rouge électriques jusqu’à les dissoudre. Le hors-champ apparaît au fond comme une menace sourde, de plus en plus présente. La violence, les émeutes se rapprochent et, sans dévoiler la fin, la famille, ou ce qu’il en reste, ne tardera pas à voir le ciel lui tomber sur la tête.
Les comédiens assurent, le mot est faible, dans une composition proche du Muppet Show et des Monty Python. La mère (Jeanne François) est une sorte de Piggy la cochonne, hystérique et folle de son corps, figée dedans comme dehors « c’est parfaitement naturel, déclare-t-elle, avec ses dispositions ethniques, de trouver quelqu’un comme moi séduisant ». Le père (Alain Fromager, très drôle dans l’horreur), coiffé d’une moumoute de cocker ne pense qu’au squash et aux sushis du déjeuner tandis que la poupée catatonique Jenny (Lucile Delzenne) est une bimbo sacrificielle sur laquelle la famille projette ses fantasmes. Le fils (Damien Vigouroux) puant de suffisance, a quelque chose d’une girafe pédante. Le seul à échapper au bestiaire familial est Kwesi (Loïc Djani) le petit ami de Jenny, mais il sera englouti comme les autres dans cette barbarie à visage humain.
Ne ratez pas cette pépite gonflée, une « mécanique plaquée sur du vivant » à la Bergson avec une troupe remarquable. Souriez quoi qu’il arrive n’est pas exempt de lourdeurs – Nick Gill n’est pas Beckett – mais tout passe grâce à une direction d’acteurs qui joue à fond la parodie et l’humour noir, âmes sensibles s’abstenir !
« Est-ce ainsi que les hommes vivent », dans un libéralisme pornographique absolu ? Notre monde serait-il devenu la dystopie annoncée dans Black Mirror qui pousse à taire son enfer familial pour garantir la bonne marche apparente du soi-disant paradis social ? On en sort ébranlés !
© Fabio Caldironi
Souriez quoi qu’il arrive, de Nick Gill édité aux Presses Universitaires du Midi
Mise en scène : Laurent Meininger
Scénographie : Laurent Meininger et Renaud Lagier
Lumières : Anna Geneste
Son Stéphane Fromentin
Costumes : Charlotte Gillard
Décors : Yves Cholet
Avec : Lucile Delzenne, Loïc Djani, Jeanne François, Alain Fromager, Stéphane Fromentin, Damien Vigouroux.
Durée : 1h45
Théâtre des Quartiers d’Ivry
Manufacture des œillets
1 place Pierre Gosnat
94205 Ivry-sur-Seine
Réservations : 01 43 90 11 11
www.theatre-quartiers-ivry.com
Les 17 et 19 décembre 2024, Espace Bernard-Marie Koltès, Scène conventionnée, Metz
Du 25 au 29 mars 2025, Théâtre des Quartiers d’Ivry-CDN du Val-de-Marne
Du 15 au 25 novembre 2025, Théâtre des Célestins, Lyon
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