© Marc Domage
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
La danse est un art tout terrain. Sous un ciel gris et menaçant, un vent froid paradant, Boris Charmatz la dépayse assurément. Le programme de ce Terrain (titre générique de la collection) s’intitule opportunément Emmitouflé. Nous sommes à Pantin, à quelques centaines de mètre du Centre National de la Danse dans un espace vert longeant la rive opposée du canal de l’Ourcq : le Parc du 19 mars 1962. Après le Musée de la danse vu au Théâtre du Chatelet il y a quelques années, c’est donc à un autre type d’expérimentation collective que nous assistons et participons : atelier de Boris Charmatz à partir d’un poème de Christophe Tarkos, suivi de plusieurs petites pièces de son répertoire chorégraphique et d’un DJ set animé par les Taupes de Philippe Quesne. Bien sûr, le monde de la culture est couramment et utilement appelé par le politique à œuvrer en direction et avec les populations les moins favorisées, quand le même politique les abandonne. Évidemment, comme le rappelait Bernard Sobel, tout au long des années où il dirigea Théâtre de Gennevilliers, c’est une vraie leçon d’humilité que de savoir que l’essentiel des habitants du quartier passeront jour après jour devant l’entrée du théâtre sans jamais y pénétrer. Cet Emmitouflé conçu par Boris Charmatz est probablement lucide à cet endroit, il ne cherche pas à faire tomber ces murs-là mais est programmé hors les murs, en extérieur et gratuitement, pour fêter les 20ans du CND, il ne fait pas de la politique mais convoque bien plus une poétique du spectaculaire déshabillée de ses ors, de ses masques de lumière, et des oripeaux de la fiction culturelle de l’art. Pour le moins on perçoit une envie de quitter l’écrin, et révéler quelque chose de moins poli, soumis aux injures du temps. Une sorte de maturité d’un art n’hésitant pas à s’ébrouer dans la boue. Cet Emmitouflé fait intrusion dans l’architecture de notre quotidien, instituant une poétique et une rythmique renouvelée de son espace. Étrange comme les sensations, les visions, les connections, que produisirent les différentes performances orchestrées par Boris Charmatz cet après-midi-là, restent incroyablement fichées en soi, persistent sans s’éroder dans la mémoire quand dans la boite noire du théâtre le spectaculaire rime souvent avec l’oubli et l’éphémère.
Ainsi, Marion Barbeau déroulant la pelote infinie d’une chanson de geste qui semble remonter avec héroïsme hors de la mesure du temps. Roulant au sol, la danse est un labour du corps, un corps qui fait corps avec la terre et le ciel, qui bientôt ne s’en distingue plus, quand après un dernier spasme, figure immobile couchée, c’est le vent qui se lève et soulève, tel un battement de cils, quelques feuilles mortes tourbillonnant au-dessus de nous.
Ou encore, un peu plus tôt, cet échauffement des corps et des cœurs. Nous nous serrons pour nous tenir chaud, et la terre bientôt accumulée sous nos pieds lestera nos mouvements, dépassés par les mots de Tarkos distillés dans la bouche de Charmatz, coach d’une foule curieuse et démontée ou lecteur d’un nouvel évangile du corps.
Emmitouflé, c’est aussi le collage-montage de séquences hétérogènes, effets de contraste garanti fracturant la continuité du quotidien. Une voix de femme éructant dans le lointain : Marlène Saldana, bientôt au milieu de nous, en improbable tenue de ski, aimantant les enfants par le miel de ses paroles, débitant insanité sur insanité, profanant le monde des célébrités dans un jouissif et cathartique blasphème d’avant la fin du monde (« Arnold Schwarzenegger en train de suffoquer dans une pièce qui se remplit lentement de merdes humaines », « Pénélope Cruz en train de tailler des pipes à 10 euros »…). Entendre cela dans un parc publique fait un bien fou : hurler à la société du spectacle sa pornographie. Dans le plein air, faire l’inventaire à la Prévert avec la magistrale Marlène Saldana (et les textes de Tim Etchells) en prédicatrice des saloperies de notre monde.
Enfin, homme et femme de glaise (Boris Charmatz et Johanna Elisa Lemke) arrivent main dans la main. Gémellité du couple se muant en une physique de l’un contre l’autre et de la gravité. Dans cet extérieur automnal et rigoureux, cet extrait de herses (une lente introduction) accentue encore sa matérialité, pieds nus dans la boue, tee-shirt blancs vite maculés, creuse en nous un espace immense et silencieux où les équilibres des danseurs évoluent comme les formules alchimiques d’un grimoire oublié en chacun. Un monde d’avant le monde, monde de l’un platonicien, se joue sous nos yeux, au pied de ces tours. La couleur de l’air dans le tremblement de quelques gouttes de pluie s’irise et offre une funèbre auréole aux corps d’Emmitouflé. C’est cela l’immense leçon de cet après-midi au parc : en s’ouvrant au monde, la danse s’en fait l’empreinte et nous ressaisit dans l’infini du vivant.
© Marc Domage
Emmitouflé, conception de Boris Charmatz
Avec : Marion Barbeau, Boris Charmatz, Johanna Elisa Lemke, Marlène Saldana, et Les Taupes de Philippe Quesne : Marc Chevillon, Léo Gobin, Ha Kyoon (DJ set)
Costumes : Marie Morel
Costumes taupes : Corinne Petitpierre
Régie générale : François Aubry dit Moustache
Régie son : Guillaume Olmeta
Vu le le 7 décembre 2024 à 15h
Durée : 1h45 environ
Parc du 19 mars 1962
Centre national de la danse (hors les murs)
1 rue Victor-Hugo
93500 Pantin
tél : + 33 (0)1 41 83 98 98
Emmitouflé inclut :
Tarkos Training
Atelier par Boris Charmatz
Texte Christophe Tarkos, « Hauteur » (Oui, 1996 – Écrits Poétiques © P.O.L Editeur, 2008)
Performance créée pour la première fois en 2003-2004 dans le col du Semnoz (Haute-Savoie) avec les artistes et étudiants de l’école nomade Bocal, et captée dans le film Tarkos Training de César Vayssié (2005)
Solo
D’après les matériaux chorégraphiques de Levée des conflits, (Boris Charmatz, 2010)
Interprétation Marion Barbeau
Musique improvisations au violon par Amandine Beyer
Solo
D’après les matériaux chorégraphiques de danse de nuit, (Boris Charmatz, 2016)
Interprétation Marlène Saldana
Textes Tim Etchells (Erasure, Hands Touching, Move, Starfucker)
Les Taupes (DJ set)
Conception Philippe Quesne / Vivarium Studio
Avec Ha Kyoon (DJ set), Marc Chevillon, Léo Gobin
Costumes Corinne Petitpierre
Herses, duo
Extrait de herses (une lente introduction) (chorégraphie Boris Charmatz, 1997)
Interprétation Boris Charmatz et Johanna Elisa Lemke
Musique Elegie de Stefan Fraunberge
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