© Simon Gosselin
ƒƒƒ article de Sylvie Boursier
Ça pue, Zola, rien qu’à le lire, les relents de linge sale dans la blanchisserie de Gervaise, la vapeur d’eau, la bibine à trois balles. Lantier a les mains dans le cambouis de sa locomotive, bourre de charbon la gueule de sa chaudière à vapeur et se colle à elle pour ressentir sa chaleur.
Comment traiter de cette violence sans l’édulcorer ? Comment faire sentir la crasse, l’exploitation, les odeurs de mort, sans caricaturer ? Éric Charon ne choisit pas la facilité. Dans la cuvée des Rougon Macquart L’Assommoir et la Bête Humaine sont les plus « casse poitrine » des alcools et le metteur en scène n’a peur ni des mots ni des images de Zola en enchâssant les deux romans dans une mise en scène naturaliste, éblouissante de beauté et d’énergie vitale. Dans le noir, on en a le cœur brisé. Ça commence dans le hall du théâtre avec un crêpage de chignon entre Gervaise et Virginie qui lui a piqué son mari Auguste Lantier. Magaly Godemaire et Aleksandra de Cizancourt donnent à l’argot des faubourgs (ce style « fangeux » tant reproché à l’auteur) une énergie presque virile à la limite de l’essoufflement, amplifiée parfois en une hilarité rabelaisienne, comme une toile à la Bruegel, scandée sur l’accordéon d’un bal musette. Tout est déjà écrit dans ce prologue magistral, le dynamisme d’une femme pugnace, qui croit encore au bonheur, le baiser avec Coupeau, le couvreur zingueur, comme une première chute.
Dans la salle, les gradins en bi frontal nous projettent dans l’arène, on décortique, tableau après tableau le chemin qui mène à la fracture et on regarde les hommes tomber. L’adaptation croise habilement le destin de Gervaise et celui de son fils Jacques Lantier, mécanicien ferroviaire qui a été témoin d’un assassinat commis par un bourgeois, Roubaud, et sa femme Séverine. Au mauvais endroit, au mauvais moment, Lantier ne résistera pas à ses pulsions de meurtre et étranglera Séverine dont il est amoureux, comme un meurtre rituel, l’accomplissement d’un fatum tragique.
Ça commence par la malédiction d’une sorte de veuve noire aveugle, la marraine de Lantier, à qui il confie être un homme qui se hait comme pourri à l’intérieur. Pour Gervaise il suffit d’un peu de bonheur pour que tout recommence, on la voit pimpante au début dans sa blanchisserie au milieu des draps qui sèchent.
Progressivement tout se détraque. Éric Charon dans le rôle de Coupeau est remarquable, il titube avec un mouvement de balancier d’horloge, ricane bêtement comme les piliers de bar et se prend les pieds dans les jupons de Gervaise. « Il l’empoigne, il ne la lâche pas. Elle s’abandonne, étourdie par un léger vertige, sans dégoût pour l’haleine vineuse de son mari. Et le gros baiser qu’ils échangent à pleine bouche, est comme une première chute, dans le lent avachissement de leur vie. » Zoé Briau dans le rôle de Clémence, la repasseuse, a la gouaille d’une fleur de pavé, pas bégueule la môme qui ne manque pas de repartie « Bah ! monsieur Coupeau, un petit verre de cric, ce n’est pas mauvais. Moi, ça me donne du chien… Puis, vous savez, plus vite on est tortillé, plus c’est drôle. Oh ! je ne me monte pas le bourrichon, je sais que je ne ferai pas de vieux os. » Zoé Briau jouera également Séverine, femme fatale et fragile, anesthésiée d’emblée par tout ce gâchis, qui a renoncé à se battre, avec une remarquable transformation à vue de la comédienne.
La décrépitude se manifeste par des troubles de la parole, un déséquilibre, une respiration saccadée, l’impossibilité de se réchauffer. Les tables, les paniers à linge, la vaisselle, ces signes tangibles d’hospitalité et d’aisance finissent par se briser, on passe de la propreté (le linge est blanc immaculé) à la crasse, au laisser aller.
Entre la fin de l’enfance et l’âge adulte, quelque chose se joue, un sentiment d’aliénation et de défaite qui se perpétue de père en fils. David Seigneur dans le rôle de Jacques Lantier, emmuré dans son secret, le montre par sa dégaine voûtée, le voile de sa voix, cette masse de muscles qui ne servent à rien. L’implosion de Gervaise est un grand moment avec l’engourdissement de la chaire, l’endurcissement qui la rend insensible à la douleur, comme détachée de son corp, de sa famille, de sa vie.
Ni les costumes, ni la scénographie ne sont datés, chacun peut s’y reconnaître, retrouver le monde ouvrier ou paysan de ses grands-parents et arrière-grands-parents, si dur qu’on ne tient que par l’alcool, un monde où le viol des jeunes filles est monnaie courante et où l’infanticide est le dernier recours des femmes quand « Les enfants poussent sur la misère comme des champignons sur le fumier ».
Éric Charon a l’intelligence de mettre au centre le texte de Zola, il pioche dans cette langue à l’oralité crue, terrible et drôle, délicate parfois et dépourvue de tout misérabilisme. Sa direction d’acteurs fédère la troupe, l’aide à se surpasser autour d’une énergie commune pour incarner les invisibles, des gens qui vivent à bas bruit et qu’on oublie souvent, y compris dans le milieu artistique. Le metteur en scène porte un discours que la politique a évacué à l’heure du tweet et des effets d’annonce, dans une proximité avec le public, c’est violent et musical. « Un acteur doit savoir danser dans ses chaînes », disait Nietzche, après Le Baiser comme une première chute et la Terre d’Anne Barbot, Les chroniques, Zola a trouvé son théâtre, Gérard Philipe à Saint-Denis. Remarquable !
© Simon Gosselin
Les chroniques d’après l’œuvre d’Émile Zola
Adaptation et mise en scène : Éric Charon
Scénographie : Zoé Pautet
Musique : Maxime Perrin et Samuel Thézé
Lumière : Julie-Lola Lanteri
Costumes : Julie Scobeltzine
Avec : Zoé Briau, Éric Charon, Aleksandra de Cizancourt, Magaly Godenaire, David Seigneur, et les musiciens Maxime Perrin, Samuel Thézé
Durée du spectacle : 2h15
Jusqu’au 15 décembre 2024, du lundi au vendredi à 20h, samedi à 18h, dimanche à 15h30
Théâtre Gérard Philipe
59, boulevard Jules Guesde
93200 Saint-Denis
Réservation : 01 48 13 70 00
reservation@theatregerardphilippe.com
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