© Pierre Grobois
ƒƒƒ article de Nicolas Brizault-Eyssette
La salle nue du Théâtre de l’Atelier est, pour presque trois mois, un univers plus qu’étrange, flou et vrai. Jacques Osinski met en scène avec Sandrine Bonnaire, Frédéric Leidgens et Grégoire Oestermann cette pièce dont on a tous au moins une image en tête, celle de sa création par Claude Régy avec Madeleine Renaud en 1968, soit un an après la publication du roman L’Amante anglaise. Roman, théâtre, la présentation du texte a valsé un peu avant. Tout d’abord, un fait divers survenu en 1949 avait donné naissance à un premier texte, Les viaducs de la Seine-et-Oise, monté en 1960 par Claude Régy et que Marguerite Duras avait modifié quelques années plus tard.
Claire Lannes assassine sa cousine, sourde et muette, qui faisait le ménage chez elle. Un certain sens pratique lui donne l’idée d’en faire plusieurs morceaux, qu’elle jette dans les trains qui passent sous le viaduc tout près de chez elle. Idée amusante mais qui dirige la police directement vers elle, après avoir « reconstitué » le cadavre, et elle est arrêtée, avoue. Le mari de Claire va nous raconter cela, dire ce qu’il ressent, a ressenti. Ce qu’il tente de saisir. Seul sur scène, bientôt sur l’univers gigantesque et aux différents échos réels du Théâtre de l’Atelier. Au tout début, un mur comme métallique, rouillé, avec une porte au milieu nous enferme presque, nous étouffe, nous plonge dans cette affaire si sombre. Puis ce mur s’envole, remonte plutôt et là, Claire Lannes va répondre aux questions d’un homme qui cherche à comprendre. Ce n’est pas un juge ni un journaliste, peut-être le Bon Dieu, allez savoir. Les questions sont mécaniques, pointues, répétées. Et Claire va raconter, expliquer ses années passées près de cette cousine, Marie-Thérèse Bousquet, sympathique et quelque part isolée, qu’il y a si peu de temps elle a tué, découpé, souhaitant sagement dissimuler cette affaire. Elle gagne presque, la tête a disparu.
Marguerite Duras et Jacques Osinski, Sandrine Bonnaire, nous emportent. Au début du spectacle on se laisse distraire ici et là. Oh, le joli chapiteau corinthien qui apparaît, quasi dissimulé : une épave de décor précédent ? Qu’y a-t-il derrière cette porte immense ? Bref, on flotte, écoute l’indiscrétion multiple de grand nombre de spectateurs. Puis on est lentement pris, étouffé par les questions lentes et monocordes posées à Claire, toute fuite impossible. Et tout grimpe. Le visage de Claire se perd, se fige et revient, sourire puis de nouveau tourné vers l’inconnu. Pourquoi ce meurtre ? Comment exactement ? Qui a pu le comprendre rapidement ? Claire sait-elle qui elle est, où ? Elle s’inquiète, est-elle folle ? On se dit alors que non, avec une telle question tout va bien, elle est sur terre, puis d’autres viendront, dégoulinant de flou, d’étrange. Claire a tué sa cousine sourde et muette. L’a découpée pour plus de facilité. Pourquoi ? Une vraie raison ? Qui est cet homme à qui elle raconte tout cela ? Où est-elle ? Nous nous perdons nous aussi de plus en plus, de mieux en mieux. Dans un océan de vibrations, Sandrine Bonnaire semble figée, nous emporte loin, nous perd, nous attrape. Est-elle bien là, devant-nous ? Ou sommes-nous ? Nous perdons la raison, grâce à ces trois comédiens, Duras heureuse se sert un verre supplémentaire. Elle a gagné, a bien fait une fois de plus de récupérer une histoire réelle, de nous paumer avec. Du presque rien fabuleux, des questions sur la folie, la vérité, les douleurs vraies ou fausses. L’Amante anglaise s’amuse en nous voyant quitter la salle, perdus.
© Pierre Grobois
L’Amante anglaise, de Marguerite Duras
Mise en scène de Jacques Osinski
Lumières : Catherine Verheyde
Costumes : Hélène Kritikos
Dramaturgie : Marie Potonet
Avec Sandrine Bonnaire, Frédéric Leidgens, Grégoire Oestermann
Du 19 octobre au 31 décembre 2024
Durée du spectacle : 2h10
Théâtre de l’Atelier
1, place Charles Dullin
75018 Paris
Réservation : 01 46 06 49 24
billeterie@theatre-atelier.com
Tournée :
9 au 11 janvier 2025 au Théâtre Montansier, Versailles
14 janvier 2025 au TAP Poitiers, avec les ATP
16 et 17 janvier 2025 à Châteauvallon-Liberté scène nationale, Toulon
8 février 2025 aux Franciscaines, Deauville
Tournée en cours de construction pour la saison 2025/2026
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