© François Passerini & Christophe Raynaud Delage
ƒƒƒ article de Paul Vermersch
Dans une proposition sincère et radicale, la compagnie Baro d’evel vient réinterroger notre rapport à l’identité et à l’engagement politique par ce spectacle, créé à Avignon cette année. Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias, à l’incitative du projet, déploient une forme où se rencontrent la danse, le cirque, le chant, et le théâtre, et qui, par l’image et par le corps, vient ouvrir un espace très immersif pour le spectateur qui reçoit le propos et l’engagement des interprètes par une expérience pleinement sensible.
Au centre du plateau, une masse un peu informe qui rappelle vaguement une montagne de déchets, de sacs poubelle et puis tout autour, des petits vases posés sur des cubes noirs. Le spectacle s’ouvre sur ce premier tableau, le public est interpellé par une actrice, qui insiste bizarrement sur la question des téléphones portables (les éteindre, ne pas craquer pendant la représentation, etc.). Le propos, pris dans l’humour, le sketch même, avance comme déguisé : par la langue on entend bien qu’on ouvre une réflexion sur autre chose de plus « grand que soi » (le terme sera beaucoup repris). Une introduction finalement à l’image du spectacle entier : qui transpose, qui invite à la fois au degré zéro du plateau, et aux mille autres degrés de lecture dont les portes sont ouvertes par la fable.
Les tableaux s’enchaînent avec une fluidité remarquable, on est à chaque fois surpris, chaque fois étonné en voyant la forme du spectacle toute entier se décaler pour avancer et laisser place à une nouvelle image – car c’est bien un système d’image qui est déployé par ce spectacle – chaque tableau venant traverser les grandes thématiques qui paraissent comme irriguer le propos. Il n’est d’ailleurs pas tout à fait juste de dire que ce spectacle s’appuie sur un propos, du moins dans la première partie, où les tableaux qui adviennent demeurent très ouverts et concrets, sans qu’on ait la sensation que le spectacle cherche à prouver ou à produire un discours sur ce qu’il aborde. On a comme ça, une scène où tous les interprètes glissent sur une grosse flaque blanche, et n’arrêtent pas de glisser, de tomber, sans jamais pouvoir faire corps dans leur groupe, ou encore cette image où tous.tes se retrouvent avec un vase sur la tête et errent, aveugles et seul.es, sur le plateau, en peinant à se trouver les uns les autres. Des images poétiques et pourtant tellement concrètes, qui semblent toujours prises dans une ambivalence, une ambigüité quant à leur signification, et qui, sans avoir besoin de les nommer ou de les illustrer, viennent pleinement parler des désordres de notre monde actuel, par la transposition de l’image.
La seconde partie du spectacle, s’articulant plus franchement autour de cette sorte de masse énorme au milieu du plateau, vient ancrer la forme autour de la question écologique plus frontalement et de manière plus lisible, mais toujours par le détour. La masse s’active et se redresse dans un grand rideau : elle se met alors à bouger comme des vagues de poubelle dont le ressac emporte les corps et d’où jaillit, ou d’où est vomi plutôt, une mer de déchets en plastique (dont les mouvements sont d’ailleurs soutenus par une magnifique création sonore). Toujours en mêlant le clown, le chant, le cirque, la danse, les interprètes continuent avec une grande virtuosité d’évoluer dans ce décor changeant et tentent d’agir sur cette marée de plastique qui a envahi le plateau. La diversité des pratiques et l’engagement sans faille de ces interprètes laisse bouche-bée, d’autant que leurs propositions (solo de danse, chanson au micro, acrobaties…) s’inscrivent toujours dans une réflexivité qui soulage : alors que le propos pourrait devenir total et désespéré, un petit chien par exemple, sort de nulle part et fait le tour du plateau. Ce retour comique, perçu comme un regard des artistes sur leur propre pratique, rappelle aussi le dispositif, le cirque, la légèreté du moment, et par contraste rend d’autant plus sincère l’engagement des artistes sur scène. Le spectacle se clôt sur cette ultime image assez bouleversante, où après avoir nagé, s’être noyé.es dans la mer de plastique, les interprètes finissent par repousser ensemble tous les déchets, dans une ligne parfaite et un mouvement chorégraphié. Dernier ressac du spectacle qui vient soulager le public en ouvrant sur cette image d’entraide, de lutte active, de changement.
Il faut noter quand même qu’à certains moments les prises de paroles se rigidifient. Dans des situations un peu convenues, ou par des discours au micro, on a accès de manière très visible et en réalité assez peu théâtrale au propos autour duquel la forme s’articule. C’est dans ces moments que l’on perçoit de manière très volontaire le désir d’informer sur une urgence à s’émerveiller, à lutter, à réagir, à grandir, à faire pour plus grand que soi. Et c’est aussi à ces moments-là que la forme vient agir contre elle-même, en venant nommer ce qu’elle arrive à évoquer de manière pleinement sensible tout au long du spectacle. Des éclats qui viennent désactiver ce que la forme vient créer et ouvrir à l’endroit de l’imaginaire, en le résolvant par l’engagement politique notamment. C’est dommage car tout du long on s’était dispensé jusqu’à lors de ce désir très volontaire d’engager, de convaincre. Mais heureusement, ces moments restent peu nombreux, et opèrent notamment après la fin du spectacle, dans un moment excipit dans lequel Camille Decourtye prend le micro et assène un long monologue qui, en venant convoquer des images assez attendues, vient clore la forme à l’endroit du discours.
Un spectacle d’une grande virtuosité, où tout l’outil qu’est le théâtre est engagé pour venir faire éclore l’univers très singulier de la compagnie, et le faire éclore à l’endroit de l’imaginaire et du poème : une très belle découverte.
© François Passerini & Christophe Raynaud Delage
Qui som ? Conception de Baro d’evel / Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias
De Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias
Avec : Lucia Bocanegra, Noémie Bouissou, Camille Decourtye, Miquel Fiol, Dimitri Jourde, Chen-Wei Lee, Blaï Mateu Trias ou Claudio Stellato, Yolanda Sey, Julian Sicard, Martí Soler, Maria Caroline Vieira, Guillermo Weickert
Collaboration à la mise en scène : María Muñoz – Pep Ramis, Mal Pelo
Collaboration à la dramaturgie : Barbara Métais-Chastanier
Collaboration musicale : Pierre-François Dufour
Scénographie et costumes : Luc Castells
Création lumières : Cube / María de la Cámara et Gabriel Parí
Collaboration musicale et création sonore : Fanny Thollot
Recherche des matières / couleurs : Bonnefrite
Régie générale : Romuald Simmoneau, Samuel Bodin
Céramiste : Sébastien De Groot
Régie plateau : Mathieu Miorin et Benjamin Porcedda
Régie lumières : Enzo Giordana
Régie son : Chloé Leroy
Du 19 au 20 juillet 2024
Durée : 2h
Nuits de Fourvière
1 rue Cléberg
69005 Lyon
www.nuitsdefourviere.com
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