© Brigitte Enguerand

ƒƒƒ article de Sylvie Boursier

Les morts parlent au théâtre, il leur arrive même de saluer. Serge, ça fait quand même un choc de te voir la clope au bec avec ta façon de suspendre tes fins de phrase en rouleaux discontinus qui réverbèrent la pensée et réactivent l’émotion sur un roulis d’idées, de sensations, d’images. La loi du marcheur est en quelque sorte notre petite madeleine de Proust, on a vieilli avec ce spectacle et à chaque fois on est scié de la puissance intellectuelle de Serge Daney dans cette profession de foi testamentaire sur le cinéma datée de 1992. Nicolas Bouchaud nous l’adresse en passeur sublime .

Comme une toile à la Hooper, un écran blanc décroché du mur barre l’espace devant lequel un homme assis nous regarde en silence. Pensif, contemplatif, il réfléchit le moindre de nos gestes. Le désir des spectateurs nait de cette attente, ils se font interlocuteurs d’un comédien qui va leur montrer quelque chose. Le dialogue se poursuivra plus tard avec un questionnaire de Proust à chacun adressé « les films formidables qu’on a vus plusieurs fois ? les films vus dans l’enfance qu’on n’arrive pas à oublier ? « , les « films idiots à raconter et bouleversants à voir », les « films que tout le monde a aimés, sauf moi ». Qu’auriez-vous dit ?

« On ne fait pas la vaisselle, on la fera plus tard et on va au cinéma », disait Me Daney à son fils, enfance de l’art et cinéma de l’enfance, que l’on ait 16 ou 80 ans ce spectacle nous parle comme la promesse d’un monde magique, d’un temps à soi avec les cow boys de Rio Bravo qui sortent littéralement de l’écran. L’ombre projetée du comédien se découpe de la feuille blanche et donne la réplique aux héros du film de Howard Hughes, John Wayne/ Nicolas Bouchaud se profile en 3 D dans un rond de lumière, les cascades s’enchainent en direct sur la scène. Quel môme n’a pas à la sortie de ce film marcher comme John Wayne ou Dean Martin sans même sans apercevoir ? Le comédien fait le pitre, en rajoute dans le déhanchement, le cinéma c’est la lanterne magique. On enchaine la projection et les commentaires comme dans les bons vieux ciné clubs avec des montages cut ou la pensée se cherche, boucle la boucle des premières fois, premier film, première chronique aux cahiers du cinéma, premier voyage à Hollywood ; voyages rime avec visages, partages, non d’une expertise mais d’une expérience qui nous renvoie à la nôtre.

En seconde partie un homme sandwitch est traversé par le flux visuel d’une télé, cette machine à dire la même chose selon Valère Novarina avec son avalanche de slogans qui singe la vacuité de la parole politique, sa bouillie d’images et sa vulgarité. Le comédien zappeur interroge le pouvoir de la télévision, ses conséquences sur le cinéma, et au-delà, notre vision du monde, collés que nous sommes à l’écran des smartphones, indifférents à ce qui se passe autour de nous.

Jamais on n’aura autant ressenti que jouer ou être spectateur c’est inventer du temps ensemble, « inventer un temps à soi dans lequel vraiment on puisse vivre ». Exceptionnel !

© Brigitte Enguerand

La loi du marcheur, d’après Serge Daney, Itinéraire d’un ciné-fils – entretien réalisé par Régis Debray en 1992, un film de Pierre-André Boutang et Dominique Rabourdin

Adaptation et jeu : Nicolas Bouchaud

Mise en scène :  Éric Didry

Collaboration artistique : Véronique Timsit

Lumière : Philippe Berthomé

Scénographie :  Elise Capdenat

Son : Manuel Coursin

Jusqu’au 29 mai 2024

du mardi au vendredi à 20h, samedi & dimanche à 18h30

Le 29 mai à 21h

relâche les 19 et 20 mai

Durée 1h50

Théâtre de la Bastille

76 rue de la Roquette

75 011 Paris.

Réservation : 01 43 57 42 14

www.theatre-bastille.com

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