© Estelle Hanania
ff article de Denis Sanglard
Jonathan Capdevielle poursuit l’exploration de son enfance, l’écriture de son roman familial. Après Adishatz/Adieu en 2009, récit d’un arrachement et du refus du déterminisme social, l’envol d’un adolescent homo et la naissance d’une vocation, Saga dresse le portrait d’une famille somme toute banale en apparence, s’il n’y avait quelques arrangements avec la loi. Traffic de chèques, d’armes, de cocaïne, contrebande… Nous sommes à Ger, au centre de nulle part, entre Tarbes et Pau. Cet isolement dans les montagnes pyrénéennes, cet ancrage régional a aussi son importance. Il y a les oncles et tantes, la grand-mère, et surtout la sœur et son mari Alain, leurs potes, particulièrement Toyota, figures centrales d’un récit d’une violence sociale ordinaire. Et les ours. Au milieux de ceux-là, qui écoute, observe, Jonathan dit Jojo. Il ne se dit rien d’extraordinaire, rien que des conversations ordinaires autour d’un apéro. On chante en chœur du Céline Dion et le Se Canta (prononcez Se Canto). On fait les courses à Mammouth. On se fout à poil sans vergogne au bord de l’eau sans quitter son fusil. C’est joyeux, bordélique et irresponsable et on ne se soucie guère ici de la responsabilité de ses actes. Le timide et gracile Jojo se fait tirer dessus et ce qui est déjà un acte homophobe passe pour une galéjade de gosses. Et le SIDA tue ici aussi même si on se refuse à prononcer son nom. On fait de la figuration pour un centre culturel alors qu’on rêvait de jouer Antigone. On participe à un film amateur, au camescope, remake improbable de Vendredi 13. Tout ça est vu à hauteur d’enfant, sans jugement ni filtre, celui de Jojo. Et cette banalité jusque dans sa violence familiale et sociale devient une épopée, un roman d’apprentissage, une tragi-comédie contemporaine avec ses bons et ses méchants, la police qui gagne et la mort au bout de la route.
Jonathan Capdevielle rassemble les souvenirs de son enfance, épars et forcement lacunaires. Il y a ce que l’on entend, ce que l’on voit, ce que l’on en perçoit et ce qu’on imagine. C’est ainsi qu’avance la mise en scène, au carrefour de ces quatre assertions où la mémoire tisse le passé, palimpseste d’une enfance par force réinventée et substrat d’une vie d’adulte recomposée. Il n’y a pas de temporalité, aucune logique dans le fil du récit, les souvenirs sont brassés en une seule gerbe. Les souvenirs d’enfance sont un monde flottant qui abolit le temps et diffracte les évènements en une geste décousue. Où la réalité se dissout dans la fiction. C’est une mise en scène impressionniste qui ne soucie pas de vérité ni de réalité mais du ressenti profond, la perception sensible et émotive devant les évènements, aussi anodins ou triviaux soient-ils. Une mise en scène qui se refuse obstinément à tout réalisme pour n’exprimer que ce regard d’enfant mis en perspective et dans la confrontation avec celui de l’adulte devenu. Il faut accepter ça, cet espace mental qui nous désoriente par le trouble qu’il provoque que devient le plateau. Jonathan Capdevielle déréalise en douceur le quotidien de cette enfance comme engluée dans un quotidien marqueur en creux déjà de sa différence. Sous la trivialité joyeuse, ce quotidien-là est une menace, un cauchemar latent. Des corps absent, peu mobiles ou immobiles, des voix parfois sans visage, des bouches closes qui énoncent, déstructurent le réel pour une autre perception plus inquiétante malgré l’humour et l’autodérision. Jonathan Capdevielle en culotte courte, Jojo, joue de la ventriloquie, une polyphonie polymorphe, avec le talent qu’on lui connait et c’est tout un univers qui sourd nouant le passé avec le présent, l’enfant et l’adulte. Marika Dreistadt, Jonathan Drillet et Franck Saurel l’accompagnent dans cette étrange spéléologie d’une psyché familiale singulière, transformistes eux aussi pour incarner ceux qui accompagnèrent l’enfance de Jojo. Autour de ce tertre que ne quittent jamais ou rarement les adultes, étrange montagne aux pattes d’ours qui résumerait les Pyrénées, l’obscurité semble avoir englouti le reste du monde et l’enfance de Jonathan Capdevielle. Et de terminer sur la projection du film évoqué (mais est-ce le vrai ?), suppléant le flou de la mémoire, pastiche de Vendredi 13 où Jojo perdu finit étranglé, a quelque chose de terrifiant dans sa symbolique et résume le tout. C’est l’enfance qu’on assassine. A moins d’y voir là, de façon étrange, la naissance d’une vocation…
© Estelle Hanania
Saga, conception et mise en scène de Jonathan Capdevielle
Texte : Jonathan Capdevielle, avec la participation de Sylvie Capdevielle et Jonathan Drillet
Traduction en occitan : Joseph Fourcade
Conseil artistique, assistanat à la mise en scène : Jonathan Drillet
Conception et réalisation scénographique : Nadia Lauro
Assistant à la scénographie : Romain Guillet
Lumières : Patrick Riou
Création sonore : Christophe Le Bris
Régie générale et plateau, bruitage live : Jérôme Masson
Régie son : Vanessa Court
Costume animal : Daniel Cendron
Costume traditionnel : Cécile Delestre
Images : Sophie Laly, Jonathan Capdevielle
Regard extérieur : Gisèle Vienne, Virginie Hammel
Avec : Marika Dreistadt, Jonathan Drillet / Robin Causse (en alternance) et Franck Saurel
Enfant : Kylian Capdevielle
Du 31 janvier au 5 février 2023
T2G, Théâtre de Gennevilliers-Centre Dramatique National
41 avenue des Grésillons
93230 Gennevilliers
Réservations : 01 41 32 26 26
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