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Danses pour une actrice (Valérie Dréville), conçu par Jérôme Bel, Théâtre de la Commune

Avr 20, 2022 | Commentaires fermés sur Danses pour une actrice (Valérie Dréville), conçu par Jérôme Bel, Théâtre de la Commune

© Véronique Ellena

 

ƒƒƒ article de Denis Sanglard

Le corps dansant de Valérie Dréville. En préambule, cet avertissement de Jérôme Bel. Ici nous sommes dans un processus et non dans un résultat, nous sommes au présent avec sa vulnérabilité et ses accidents possibles. Nous sommes dans une mise à nu par cette volonté de l’improvisation, de la fragilité de l’exercice, de l’échec possible. Et ce qui va se révéler là participe du mystère d’une actrice, Valérie Dréville, qui accepte de reprendre non les rôles du répertoire théâtral mais certaines danses du XXème siècle, apport à la modernité chorégraphique. Valérie Dréville n’est pas danseuse, mais pour qui l’a vu transcender ses rôles, de Phèdre à Médée, traverser les mises en scène de Vitez, Régy ou Vassiliev, sait combien la question du corps chez cette actrice est vitale. Un corps régit par la puissance d’un imaginaire, précédant le geste, le nourrissant, transfigurant l’interprétation qui au sens premier prenait littéralement corps. Comme le souligne Jérôme Bel, en introduction, le geste s’il n’est pas soutenu par l’imaginaire n’est que pure mécanique. Et cette juste assertion est ce qui relie fortement la danse et le théâtre, efface peu ou prou le langage comme il nous sera donné de voir dans l’échec de métamorphoser le mouvement en mot… En s’appuyant ici sur l’improvisation, marqueur majeur de la danse contemporaine, Valérie Dréville ne peut que puiser dans son imaginaire et sa psyché pour faire sens à ce qui est exprimé par le corps.

Dans un premier exercice, Jérôme Bel demande à Valérie Dréville de danser une chorégraphie, très courte, d’Isadora Duncan, pionnière de la danse contemporaine. Une danse où l’imaginaire là aussi précède le geste : désirer-tendre vers chercher-abandonner-le monde c’est une trame narrative simple, canevas d’une chorégraphie accessible. Alors quand Valérie Dréville danse et qu’elle ajoute à haute-voix à chaque mouvement les mots afférents, soudain quelque chose se passe-là qui dépasse la danse. Et quand Jérôme Bel lui demande de ne rien exprimer d’autres que la danse, de garder en elle le langage qui soutient cette chorégraphie, outre un équilibre parfait entre cet imaginaire et la forme donné, c’est plus que de la danse mais une incarnation.

Et c’est ce qui bouleverse dans la seconde proposition et non des moindres, appréhender le mythique solo de Pina Bausch, dans Café Müller. Appréhender, improviser autour de cette partition, on se dit qu’il y a péril en la demeure. Et ce qui se passe soudain sur le plateau est une déflagration. Reprenant à son compte, non la danse elle-même, mais son évocation, quelques mouvements de bras, Valérie Dréville redevient la tragédienne inouïe qu’elle sait être. Sur le plateau surgit Phèdre, Bérénice, Médée. Et c’est si fort ce qui en découle, nous laissant pantois, que Valérie Dréville craque et finit en pleurs. L’émotion dans la salle est palpable. Et ce qu’elle explique suite à cela c’est que cela tient à l’écriture, les mots qu’elle mit sur les images de ce solo de Pina Bausch, comme des outils nécessaires pour rendre tangible les émotions les plus ténues. « En tragédie, les personnages sont comme des transformateurs qui nous purifient » dit-elle. Le corps engagé participe donc aussi de la catharsis.

On n’y avait pas pensé mais mettre en parallèles les mises en scène de Claude Régy avec l’art de Kazuo Ohno, créateur avec Tatsumi Hijikata, du butô, est plutôt gonflé mais à y réfléchir pas si bête. Même rapport avec l’espace et le temps, comme dilatés, condensés, annulés. Cependant de demander à Valérie Dréville de reprendre un solo de Kazuo Ohno n’y a-t-il pas là quelque chose qui tient de l’impossible et de l’échec attendu ? Jérôme Bel avec raison, parce que la danse de Kazuo Ohno n’appartient qu’à lui, parce qu’il y a autant de butô que de danseurs butô, que cette danse des ténèbres ne se transmet pas, mais qu’elle fait appel à l’imaginaire, l’inconscient et sa puissance hyper-concentrée de chacun des danseurs et lui donne son identité propre, renonce à cette idée et avec malice, détourne la chose, contourne l’obstacle en invoquant les mannes de Régy. On le sait, jamais les parallèles ne se rejoignent et ce qui se passe sur le plateau soudain silencieux et plongé dans une obscurité évoquant les mises en scènes de Claude Régy plus que la danse organique de Kazuo Ohno n’est pas véritablement probant. Du moins pour évoquer cette danse japonaise initiée par cet immense et frêle danseur inimitable. Qu’importe, c’est aussi la limite de ce questionnement. Reste l’évocation du corps dissous dans le néant, à peine perceptible, insaisissable. Et le silence.

Et qu’en est-il de l’imaginaire du spectateur, de Valérie Dréville spectatrice ? La description minutieuse d’une chorégraphie de Simone Forti, chorégraphe américaine d’origine italienne, vidéo que nous ne voyons pas, est un pur moment de bonheur qui voit l’appréhension et l’évocation de la danse non par la technique mais par l’imagination pure, débordante ici. Et quand elle évoque jusqu’à danser à sa manière avec une joie pleine et entière, sans retenue, l’extrait de la comédie musicale Chantons sous la pluie elle emporte avec elle la salle par ce lâcher-prise soudain. Là, ce qui l’emporte c’est bien ce corps mémoriel apte à réitérer sans façon l’empreinte d’une culture. Et quand pour conclure, Jérôme Bel demande à Valérie Dréville d’improviser sur une musique de son choix, La Passion selon Saint Mathieu de Bach, c’est proprement inouï. On ne parle pas de perfection ici, mais il y a là une véritable libération, porté par ce qui a précédé. Il y a là la fois une telle jouissance, une telle rage aussi, et ce qu’exprime son corps à cet instant précis est d’une grande puissance qui nous sidère. C’est un dévoilement qui participe de l’intime, un corps écorché que dénoncent ces mouvements singuliers portés par un imaginaire puisant sa source au plus profond d’elle-même. Il y a là, dans cette fulgurance soudaine, cette mise à nu, tout le mystère non dévoilé et la force révélée d’une immense actrice.

 

© Véronique Ellena

 

Danses pour une actrice (Valérie Dréville), conçu par Jérôme Bel

Avec Valérie Dréville

 

Du 15 au 22 avril 2022

Mercredi, jeudi à 19 h 30

Vendredi à 20 h 30

Samedi 18 h, dimanche 16 h

 

 

Théâtre de la Commune

2 rue Edouard Poisson

93300 Aubervilliers

Réservations 01 48 33 16 16

www.lacommune-aubervilliers.fr

 

 

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