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MississippiS de Duncan Evennou, à la Ménagerie de verre, Paris, dans le cadre du festival ETRANGE CARGO

Mar 25, 2022 | Commentaires fermés sur MississippiS de Duncan Evennou, à la Ménagerie de verre, Paris, dans le cadre du festival ETRANGE CARGO

 

© Patrick Laffont de Lojo

 

ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot

Au fil de l’eau, comme le fil du temps. Il est vrai que les premiers philosophes usèrent déjà de cette métaphore et de la rivière et du fleuve comme image de ce flux intarissable, irrésistible, qui n’est jamais deux fois le même. Duncan Evennou construit lui-même son œuvre aux confluents de différentes disciplines, la sociologie, l’installation vidéo, et l’art dramatique. Prenant place sur le plateau de la Ménagerie de verre, dont les épaisses poutres métalliques soutenant un plafond bas ne manquent pas d’évoquer les cales d’un paquebot, MississippiS se construit sur le récit choral d’une expédition en canoë mêlant scientifiques, artistes, descendant le fleuve Mississippi depuis le lac Itasca, sa source, jusqu’à la Nouvelle Orléans. L’aventure n’eut pas lieu au XIXème siècle, ou à d’autres époques plus lointaines, riches en épopées exploratoires, mais tout récemment, en 2019, financée par une institution allemande afin de juger de l’impact des activités humaines sur le changement climatique.

Duncan Evennou accompagné de la musicienne Délie Andjembé sont tous les deux vêtus de combinaisons satinées, dont la coupe rappelle ces sous-vêtements longs en une pièce (union suit) que portaient les cow-boys dans les westerns. Cette attelage de la modernité avec le passé est également à l’œuvre dans le dispositif vidéo proposé par Duncan Evennou (superbement réalisé par Anne-Sophie Milon et Benoit Verjat) : un écran rectangulaire très allongé, comme un ruban, où glissent de cour à jardin des images numériques, fixes, simplement animées d’une translation comme si elles se déroulaient d’un rouleau, procédé mécanique appelé panoramique au XIXème siècle, très populaire aux Etats-Unis, et qui n’est pas sans rappeler non plus le célèbre « transparent » de Carmontelle, qui débobinaient les quatre saisons (XVIIIème siècle). Tandis que MississippiS déploie ses fascinantes photographies et dessins dans une continuité assurée par des fondus, avec la lenteur semblable à celle du canoë où sont embarqués les protagonistes, Duncan Evennou, virtuose, passe d’une voix à une autre, navigant d’un récit à un autre : le responsable d’une communauté indienne, un activiste queer et poète, un descendant de la famille Monsanto, et bien d’autres encore. Il y a la teneur des discours, ce que chacun de ces témoins rencontrés nous raconte, et c’est déjà très précieux, mais il y a aussi, tels des reliefs changeants, sous la ligne de flottaison du récit, ces signes qui incarnent et accompagnent les mots : un timbre de voix, un rythme, un phrasé, un accent, une expressivité. Non pas les stigmates d’un habitus social, mais une matière, une glaise que Duncan Evennou se plaît à travailler comme autant de caractères de l’espèce humaine à faire ressortir dans cette exploration.

Par la fascination de l’écoulement d’images se déroulant tel un ruban sans fin, et par l’accompagnement musical généré en direct par la musicienne et vocaliste créant des boucles sonores infinies, une sorte d’hypnose sensorielle a lieu, faisant apparaître ces différents témoins comme une humanité en désordre, bouillonnante, comme une foule se pressant sur les rives du temps qui passe, alors que la catastrophe écologique se fait de plus en plus évidente. Fidèle à une approche sociologique, Duncan Evennou, avec la distance que lui apporte le jeu de la mise en voix, réussit à nous faire entendre d’où chacune de ces voix discordantes parlent, sans y apporter aucun commentaire supplémentaire. La mosaïque d’histoires et de points de vue opère comme la surface changeante d’une eau miroitante. Se dégage un biotope humain où les prédateurs côtoient les victimes, l’éleveur de carpes japonaises cuisinées en surimi après avoir grandi dans des eaux polluées, les fumées toxiques du capitalisme des hydrocarbures dans la Vallée des cancers à Bâton rouge (Cancer alley), et cette mère justement d’un fils décédé d’un cancer. Si MississippiS cartographie les ravages de l’homme bien visibles aujourd’hui, il sait aussi faire affleurer les traumas du passé, enfouis dans la société états-unienne : le génocide des peuples autochtones, l’esclavage, les violences raciales et le système ségrégationniste qui perdurèrent, et maintenant le « racisme environnemental »…

MississippiS s’offre finalement dans la limpidité de son dispositif comme une exploration sensible et immersive de notre contemporain et, sans jamais en appeler à notre responsabilité, nous place à un endroit d’intelligence du monde, tel qu’il va où les hommes ont bien voulu le mener, les uns en premiers de cordée, les autres les mains attachées. Et l’émotion de surgir devant la beauté passagère du panorama qui défile sous nos yeux et qui jamais, comme l’eau du fleuve, ne se reproduira ni ne fera marche arrière. Comme le chant de Délie Andjembé, une plainte et une prière étreignent nos poitrines, impossibles à démêler.

 

© Patrick Laffont de Lojo

 

MississippiS, mise en scène et jeu : Duncan Evennou

Musicienne : Délie Andjembé

Texte et direction de la recherche : Clémence Hallé

Recherche en texte et image : Anne-Sophie Milon

Designer de recherche : Benoît Verjat

Création du panorama : Anne-Sophie Milon and Benoît Verjat

Scénographie, lumière et vidéo : Patrick Laffont de Lojo

Costume : AGOGO

 

Durée : 90 minutes

Vendredi 18 mars et samedi 19 mars à 20 h 30

 

 

Ménagerie de verre

12/14 rue Léchevin

75011 Paris

Tel : 01 43 38 33 44

https://www.menagerie-de-verre.org

 

 

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