Critiques // Critique . « Petite douleur » de Harold Pinter. Mise en scène de Marie-Louise Bischofberger

Critique . « Petite douleur » de Harold Pinter. Mise en scène de Marie-Louise Bischofberger

Déc 10, 2012 | Aucun commentaire sur Critique . « Petite douleur » de Harold Pinter. Mise en scène de Marie-Louise Bischofberger

ƒƒ Critique d’Anna Grahm

©Mario Del Curto

Quand une présence engendre un malaise

Tout commence un premier jour d’été. Un couple prend son petit déjeuner. L’homme lit le journal et sa jeune femme s’extasie des clématites et du chèvrefeuille qui fleure bon la campagne. Son observation admirative de la nature semble récente, tant elle est innocente et excessive. Et puis un tout petit problème vient mettre un terme à cette conversation d’un bonheur apparemment sans histoire. Et puis une guêpe vient mettre son grain de sel au milieu d’eux, vient chambouler ce doux matin tranquille, et puis une guêpe vient terrifier la ravissante jeune femme et son lointain mari. Décidemment ces deux-là ne connaissent pas l’air environnant depuis très longtemps. L’homme prend sur lui de tuer l’insecte volant qui risque de les piquer. Il échafaude un plan, c’est une question de vie ou de mort, il n’est pas question d’avoir peur, le couple s’épaule, s’acharne sur le tout petit ennemi. L’ambiance glisse.
La crainte instinctive de l’insecte minuscule est démesurée et les moyens mis en œuvre pour anéantir l’ennemi font sourire tant ils sont dérisoires. Et puis, la petite gêne à l’œil du mari revient, ça gratte, c’est très légèrement douloureux, et cela commence à envahir sérieusement le champ de vision. Et puis le couple a un autre problème, autrement plus inquiétant, car il y a cet homme de l’autre côté de la barrière du jardin qui reste planté là du lever au coucher du soleil depuis des semaines. Et sa présence commence à peser sérieusement. Derrière la fenêtre, au fond du jardin, il y a une 2ème réalité infiniment plus angoissante. Un colporteur, vendeur d’allumettes qui n’a rien à faire ici, les observe. L’harmonie glisse encore.
Edward, le mari, pour en avoir le cœur net, invite l’homme dans son bureau. Insoutenable et profond malaise devant cette présence over size et mutique. Edward essaie pourtant de le faire parler, lentement, prudemment, il tente de l’amadouer, lui propose de s’asseoir, en vain. Edward est frustré, de plus en plus suspicieux, de moins en moins sûr de ce qu’il voit. Flora, son épouse vient à sa rescousse, déploie tous les stratagèmes féminins, va exercer toute sa séduction, déterre le passé, exhume des souvenirs de jeunesse, lui fait des avances pour découvrir son identité. Mais l’homme se tait, l’homme démesurément grand semble irréel, il ressemble à un épouvantail, l’intrus se drape d’ombres, se teinte de cauchemars, l’inconnu se dresse comme un mur de silence sans donner d’explications. Et puis et puis de petites peines en chagrins sourds et puis peu à peu le couple dérape, sombre dans une espèce de fantasme qui désormais les sépare. Et le temps d’être heureux se fractionne, et se délite encore et un peu plus

Quand le malaise se fissure, le questionnement affleure

Harold Pinter a écrit pour le théâtre, la radio, le cinéma, il obtient le prix Nobel de littérature en 2005. Pinter est ici l’auteur de l’inquiétude, de l’oppression intérieure. « Petite douleur » écrit en 1959, condense plusieurs mondes, du plus banal, au plus perturbant. La première scène est une mise en abîme de la violence et de la fragilité des liens. L’histoire de la guêpe est la seule épine dont ce couple parvient vraiment à se débarrasser. Car si la pièce s’ouvre sur de petits riens, elle bascule très vite dans l’ambiguïté, et leur quotidien se fragmente, vire à l’hallucinatoire, au fantastique. Marie-louise Bischofberger fait imploser la réalité, nous fait entrer dans une dimension métaphysique, nous propose de nous pencher sur ce qui prend forme, sur ce qui change autour de nous imperceptiblement, le sentiment du danger devient imminent, l’élancement devient flash, l’impression d’être désorienté nous laisse sans force, le possible fait place à l’insolite, à la science-fiction, l’irruption de l’absurde mélangé au burlesque travaille, nous tenaille, l’angoisse irrationnelle se fait jour, le géant déroute, s’empare de nos énigmes, met à jour nos propres terreurs. Louis-Do de Lencquesaing et Marie Vialle nous offrent leurs dérives et leurs magnifiques énergies pour nous raconter cette fable, pour nous faire déraper, décoller avec eux. Ils nous procurent de nouvelles capacités d’étonnements. Ils reflètent ce creux de vague, l’incommunicabilité et les névroses dans lesquelles nous sommes pris. Marie-Louise Bischofberger metteure en scène et dramaturge librettiste, nous tend avec eux, un miroir déformant de nos terreurs secrètes, de nos flottements intimes, de nos possibles effondrements, et nous laisse tirer au clair cet obscur refoulé dont on préfère rire pour ne pas pleurer.

Une petite douleur
De Harold Pinter
Mise en scène de Marie-Louise Bischofberger
Avec Marie Vialle, louis-Do de Lencquesaing et Christian Le Borgne
Théâtre des Abbesses
31 rue des Abbesses Paris 18
Métro : Abbesses
Jusqu’au 22 décembre à 20h30 – Dimanche 9 décembre à 15 h
Location au 01 42 74 22 77
www.theatredelaville-paris.com

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