Paroles d'Auteurs // « Un Ravin en Soi » de Sylvie An Evnig

« Un Ravin en Soi » de Sylvie An Evnig

Jan 05, 2010 | Aucun commentaire sur « Un Ravin en Soi » de Sylvie An Evnig

Lecture de Bruno Deslot

Une topographie accidentée

« Chaque jour ajoute aux ténèbres qui séparent les autres de soi ». Dans une cité HLM, proche de la banlieue parisienne, la petite S. parcourt les distances interminables des caves de la forteresse de son malheur. Vaillante, son corps frêle et fragile, fend l’obscurité afin de retrouver le halo de lumière qui éclaircira son existence. La petite fille apparaît à la lueur, indicible et embuée, des larmes de sa vie pour exhumer les fondations d’un passé qui trame un silence d’une étonnante éloquence. « Brique rouge, goudron assorti et verdure. Ecole préfabriquée, option poêle en hiver », les lieux du crime s’assortissent des vagues agitées d’une famille aimante, cultivant la terreur à l’ombre de Saturne. Le rat vient et revient, provoquant l’effet d’une secousse sismique, dont les ondes ressenties par la petite S., guident son existence hantée par l’image de chairs éclatées et de sang répandu. Bonne élève, reconnue par ses pairs et faisant la fierté des siens, la petite S. se retrouve pourtant chez la directrice pour avoir dessiné une bouteille asymétrique, lors d’un exercice d’observation. Le naufrage de son corps est mis en abîme, tous semblent l’ignorer, malgré cet appel au secours totalement inconscient. Décentrée, déséquilibrée, perdue dans l’abondant cabinet de curiosités du désir adulte, la petite S. chavire, bascule dans l’indomptable silence de ses angoisses que l’Heure à vin, comme elle la nomme, renforce avec toujours plus d’incompréhension. Un père grisé, violent, menaçant de sortir le « 22 long rifle » ou jouant nerveusement avec le couteau de cuisine, fait régner la terreur lorsque les bouteilles se vident. Une mère aimante, épouse soumise bien malgré elle, participe à ce rituel diurne, échappant parfois à sa triste destinée lorsque son frère, l’oncle, distrayant la petite S., dissipe les vapeurs de l’alcool. Mais le rat, image obsessionnelle d’un héros encensé par sa famille, hante les pensées de S. qui ne voit en lui que l’infâme tyran de sa dévastation. Ramon, un grand-père vaillant et combatif, prompt à sauver ses frères Rouges ou à organiser des évasions depuis les camps de la mort, n’est pourtant qu’une icône perverse aux yeux de S. Il a répandu le sang d’une vie sur les reliefs accidentés de son devenir dans une légitimité que son statut de héros, lui accorde. Mais le silence est devenu la règle d’or de la tranquillité et la petite S. grandit à l’ombre de sa vie, entamant de brillantes études de philosophie au CNRS Goncourt, puis devenant professeur elle-même. La fatalité ou la reproduction inconsciente d’un schéma familial définitivement ancré dans ses entrailles, S. tombe amoureuse de Jack qu’elle épouse, mais « derrière l’époux se profilait le Porphyrion ». S. convertit sa terreur en fascination et écume les douleurs de la violence conjugale, scellée par un amour indéfectible. Paradoxe indomptable, qui d’un rat à l’autre, fait resurgir les stigmates d’un passé qui ne passe pas. Le secret de famille est libéré de cette machination mutique qu’encourage la peur, et les reliefs escarpés de l’enfance de S., conjuguent des lignes de faille qui se rejoignent pour fédérer une filiation tendre et aimante entre les frères et les sœurs. « S’il vit », car Sylvie elle se nomme, raccrochée à la vie comme sa mère à la rambarde des escaliers lorsque son père l’avait poussée pour enfin la rouer de coups. Miracle de l’amour malgré tout, naissant dans la précarité de l’existence, « S’il vit » devient Sylvie et pardonne en mettant à mort le despotisme de l’indicible. C’est donc la fin d’un silence forcé et non d’une vie. Le deuil est engagé : « Le rat est mort. Sylvie est née ».

Expier le mâle par les mots

L’auteur raconte la « petite fille étrange » qu’elle a été, victime de l’inceste et de la violence conjugale qui a suivi. C’est avec détermination et un profond désir de s’en sortir qu’elle rapporte les faits d’une existence ruinée par le silence, renaissant à la lumière de sa plume. Une démarche expiatoire dans laquelle les mots se mêlent à la complexe sinuosité d’un destin sans cesse rappelé par la mort, le sang et le sacrifice, mais jamais le renoncement. Car malgré tout, l’amour guide ses paroles intimes qui pénètrent l’improbable résurrection d’une petite fille devenue femme. Une énergie vitale guide un discours emprunt de rédemption et résolument tourné vers le pardon. Le bonheur, non pas dans l’oubli, mais dans les larmes d’un passé qui resurgit comme la chance d’abandonner un radeau auquel la petite S. semblait arrimée. Filant la métaphore avec une élégance remarquable, l’auteur rapporte les faits de manière elliptique ce qui accorde une dimension tout particulièrement poétique à l’ensemble de sa composition, d’un lyrisme enivrant. Cette nouvelle, ce témoignage puissant, peut tout à fait être adaptée pour la scène et faire œuvre d’une touchante proposition théâtrale.

Un Ravin en Soi
De Sylvie An Evnig

Editions Les Mandarines
Kergouarec, 56400 Brec’h – 02 97 24 56 43

http://lesmandarines.free.fr

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