© Éric Didym
ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Nos maisons sont toujours hantées. Mémoires vives que peuplent des fantômes, ceux-là même qui vécurent là, entre ces murs. Philippe Minyana le sait bien qui n’a de cesse, de textes en textes, d’observer nos vies minuscules, d’en faire l’inventaire, entomologiste des âmes parfois mortes si délicatement, si poétiquement épinglées. Des vies faites de petits riens, des existences tragiquement banales, dérisoires et grandioses tout à la fois. Et dans cette maison-là, au 21 rues des Sources, trois générations sont passées, se sont heurtées. Parents, amis, enfants, voisins, des Trente Glorieuses au désenchantement contemporain. Il ne reste plus rien désormais, la maison est vide. Chronique douce-amère et sans nostalgie d’un passé révolu contée par deux fantômes blafards, Nadine et l’Ami, qui de la véranda aux chambres glaciales du premier, des caves au grenier à foin, traversent sur la pointe des pieds et du cœur chaque pièce habitée du souvenir de ses occupants. Joies, chagrins et désillusions, amours et haines, violence même, jeunesse et vieillesse. La mort, toujours. Ces liens qui se font et se défont et qu’on croyait immarcescibles. Nadine et son angoisse de vivre, cette mélancolie tenace qui la tenaille, la fouaille à s’en laisser mourir. Son mariage avec monsieur Avril qui se défait au laminoir du temps. Les enfants qui se détachent. Familles je vous hais, ça ne change pas. Le verger devenu parking. Les amis et voisins dont on égrène désormais la nécrologie. L’usine qui s’implante et transforme irrémédiablement le quartier. La fermeture de l’épicerie familiale et l’ouverture de la supérette. La vie tout entière comme une épopée, une odyssée burlesque et au fond si dérisoire…
Et sur ce plateau vide – quatre chaises c’est tout – se bâtit allègrement, pièces après pièces, cette maison si mal fichue et laide. Il n’y a rien et pourtant par la grâce de ses deux fantômes si drôles, Catherine Matisse et Laurent Charpentier, on traverse ces pièces et ces vies fêlées, fracassées par les années et le quotidien qui vous empoisse avec les années, émousse les sentiments. Toute cette gravité rendue si légère, mise à distance par la mort traversée. Et la poésie qui innerve ce récit, cette fable universelle comme tout récit intime. Philippe Minyana possède ce don rare du conteur, de l’écriture capable de paysager un plateau, planter un décor, sans nul artifice, de faire surgir du vide et du verbe tout un univers. Et de faire confiance à ses acteurs, choisis et complices, compagnons au long cours, qui s’emparent délicatement de ce texte avec gourmandise et le grand sérieux, la folie des fantaisistes. Un jeu d’une grande simplicité, en apparence. Mais brodé de nuances délicates et subtiles, qui vous transfigurent des portraits banals dans leurs vies étriquées, sublimés par l’écriture, auxquels on s’attache avec tendresse. Philippe Minyana écrit pour eux parce qu’ils ont cette capacité à inventer un monde à partir de son écriture si singulière, de se glisser même dans les vides de la partition proposée, jouer avec le « si magique » du théâtre et de bâtir ici une maison, traverser une existence avec le verbe en sautoir et pour tout viatique. Il n’y a rien donc que le vide propre aux apparitions, à l’attente. Mais que le pianiste présent et attentif, étrange maître de cérémonie, annonce « la cave » et nous y entrons, dans cette cave, avec le plus grands naturel, précédés par ces deux fantômes espiègles qui semblent parfois flotter au-dessus du plateau et de leur vie passée. Et c’est sans doute ça qui peut-être défini au mieux cette mise en scène, un sentiment étrange et merveilleux d’apesanteur. Une légère distance, un détachement ténu qui évite tout pathos, toute nostalgie. C’est une vie vue d’en haut, après-coup, en toute lucidité désormais, détachée de la réalité pour n’en dégager que l’expérience. Une vie vue d’en haut et qui embrasse bien plus qu’une vie. Toute une humanité.
© Éric Didym
21 rue des Sources, texte et mise en scène de Philippe Minyana
Avec Laurent Charpentier et Catherine Matisse
Musique Nicolas Ducloux
Assistant à la mise en scène Julien Avril
Costumes Raoul Fernandez
Magie Benoît Dattez
Scénographie et lumières Marylin Alasset
Du 6 novembre au 1er décembre 2019 à 20h30
Dimanche 15h30, relâche les lundis
Théâtre du Rond-Point
2bis avenue Franklin D. Roosevelt
75008 Paris
Réservations 01 44 95 98 21
Tournée :
30 et 31 janvier 2020 La Comète / Châlons-en-Champagne
4 et 6 février 2020 La Comédie / Caen
7 février 2020 Théâtre de Lisieux / Lisieux
4 et 6 mars 2020 La liberté / Toulon
2 avril 2020 Théâtre Jean Vilar / Saint Quentin
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