© Frédéric Iovino
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
1998 : quatre chiffres en étendard pour deux soli et deux duos. Contrairement aux mathématiques, les chiffres ici ne s’additionnent pas mais se démultiplient dans leur composition, et, au bout de quelques 56 minutes, c’est tout un monde de danse empreint de beauté et de finesse bien plus qu’une époque qui se sera exprimée sous nos yeux. Une danse qui n’apparaîtrait pas comme une suite de hiatus mais bien plutôt comme un continuum à la façon d’une mosaïque, égrenant les recréations de pièces de Bernard Glandier (Pouce ! créé en 1994, Tú, sólo tú créé en 1997), Christine Bastin (Noce, créé en 1999) et concluant avec une création récente de Thomas Lebrun (Le titre n’a pas d’importance), concepteur de l’ensemble. Les trois premières pièces présentées datent donc des dernières encablures avant le nouveau siècle et la dernière s’élance au quart du suivant. Et pourtant nul grand écart. Mais une filiation où il ne s’agirait pas de tant de tirer le fil au risque de le rompre que de le renouer et tisser un mouvement en partage. Quand le théâtre occidental pense se survivre par la transmission du texte, et ne s’attache pas tant à conserver vivant un geste artistique, la danse, par son caractère éphémère, ineffable, s’oblige à des passations de pouvoir, de corps à corps, et peut-être est-ce cette mémoire inscrite dans les chairs infusant d’une génération à la suivante, dans un processus littéral de régénération, qui participe à cet effet de continuité. 1998 est donc l’année de la reprise de la pièce Pouce ! par Thomas Lebrun, qu’il transmet lui-même à son tour en 2025 à deux nouveaux danseurs. Transmission également pour Tú, sólo tú et Noce. D’une personne à une autre, d’un geste à l’autre, de la main à la main pourrait-on ainsi dire à la manière de la dernière pièce de la soirée, véritable emblème : deux danseuses ne se lâchant pas la main, tour à tour éclaireuses et en retrait, reliant passé et présent sans rien renier de leurs tensions et s’élançant vers l’avenir.
Par la réunion de ces quatre pièces ; se superposant en transparence les unes aux autres, nourrissant de souterraines et souveraines relations, une familiarité se fait jour dans l’appréhension des corps, une ligne continue et ferme se dégage qui, si elle ouvre à de possibles échappées abstraites, ne s’éloigne jamais de la figure humaine et de son incarnation. Ainsi de Noce, pièce enfiévrée s’il en est, tempétueuse, s’emparant du couple masculin, radicalement, sans mièvrerie, deux hommes dans une danse où le rapport de force, moteur d’une chorégraphie nerveuse et exigeante, gouverne à une succession d’équilibres, d’appuis changeant quand l’autre se dérobe, et atteint à une sorte d’incarnation du passionnel sans jamais se faire sentimental. Tête contre tête, ou contre toute autre partie du corps, la pensée obsessive se matérialise comme autant de coups de béliers. L’emprise du désir telle l’impossibilité littérale de trouver une prise pour celui qui la subit. Virtuosité des mouvements, sublimée par le calme et antinomique Allelujah de Jeff Buckley, Noce est une danse de rebonds où le psychisme s’ennoblit dans la puissance des corps. Et cette dernière et fragile image : une tête posée et reposant sur un ventre.
Pouce ! part des cuisses, d’une assise musculaire, éclairé dans une forme circulaire comme un œuf avant de basculer dans un carré lumineux, soumis à une course vertigineuse, où la danse coïncide par moment avec la pantomime. Succession effrénée de mouvements, pris épars dans le cours d’une vie. Sidérant raccourci biographique. Tú, sólo tú, pièce toute autant singulière, toute en rondeur et en sinuosité au sons d’instruments à vent. Infinie précision, danse qui n’hésite pas à tourner au manège (section dressage) avec une douce et saisissante ironie. Dans l’obscurité, une semeuse m’apparaît.
De cet ensemble que l’on sent composé avec un soin infini, il y a au-delà de la beauté inhérente à chacune des pièces, proprement intemporelles, et de l’émotion d’assister à un geste de transmission, à une filiation choisie, il y a la compréhension bouleversante d’en être aussi soi-même, spectateur, le bienheureux légataire.
© Frédéric Iovino
1998, conception de Thomas Lebrun
Lumière : Jean-Philippe Filleul
Son : Maxime Fabre
Incluant les quatre pièces suivantes :
Pouce !
Solo de Bernard Glandier créé en 1994 et transmis à Thomas Lebrun en 1998 et légué en 2001. Transmis par Thomas Lebrun à José Meireles et Hugues Rondepierre, en 2024 pour 1998.
Chorégraphie : Bernard Glandier
Interprète (en alternance) : José Meireles et Hugues Rondepierre
Musique Robert Devisée, Sara Gorby, Giancinto Scelsi
Durée : 10 min
Tú, sólo tú
Solo de Bernard Glandier créé en 1997 et interprété par Montaine Chevalier, extrait de la pièce Faits et Gestes…
Voir ci-après et légué en 2001. Transmis par Montaine Chevalier à Anne-Emmanuelle Deroo, en 2024 pour 1998
Chorégraphie : Bernard Glandier
Interprète (en alternance) : Montaine Chevalier, Anne-Emmanuelle Deroo
Musiques Claude-Henri Joubert, Jiacinto Scelsi
Durée : 11 min
Noce
Duo de Christine Bastin créé en 1999 pour la pièce Be.
Transmis par Christine Bastin et Pascal Allio à Maxime Aubert et José Meireles, en 2024 pour 1998.
Chorégraphie : Christine Bastin
Interprètes à la création : Michel Abdoul, Pascal Allio
Interprètes : Maxime Aubert, José Meireles
Musique : Jeff Buckley
Durée : 15 min
Le titre n’a pas d’importance (création 2024)
Chorégraphie : Thomas Lebrun
Interprètes : Montaine Chevalier, Anne-Emmanuelle Deroo
Musique : Maxime Fabre, Dez Mona
Durée : 20 min
Micadanses
Du 11 au 13 février 2025 à 20h
20 rue Geoffroy l’Asnier
75004 Paris
Tél : 01 71 60 67 93
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